• * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 3/8

     

    Dali - Moma

    DALI – « Moma »

     

     

     

           Beaune Nord, 21 h 10 – Arrêt carburant, pause repas au self pour quelques routiers, chacun dans un coin du calme de la nuit. Elle les regarda d’un air détaché n’éprouvant aucune faim, but un rapide café au distributeur. Bientôt l’A7, cela lui laissait à peu près quatre heures avant la méditerranée, quatre heures pour trouver les solutions aux problèmes. Agnès en profita pour s’étirer le dos, se dégourdir les jambes, les bras surtout.

           Oui, décidément le cœur n’avait pas de place dans une société basée sur les intérêts financiers, où le sentiment d’amour et la compassion s’apparentaient respectivement à un don et une dérive plus qu’à des plus-values. Agnès ne ménageait pas non plus beaucoup d’espace à ce cœur, ne l’écoutant physiologiquement que très peu, voire pas du tout, et ne laissant que peu de place aux sentiments amoureux. Il est vrai que pendant des années, n’ayant guère d’illusions pour l’amour et s’abstenant des plaisirs précaires sans intérêt, le célibat était devenu la valeur refuge de sa quiétude intellectuelle. Rarement passionnée et romantique, elle savait trop bien que l’amour n’empêche pas la douleur.

           Pourtant, voilà deux ans qu’elle avait croisé Marc, un regard profond, un timide sourire l’avaient accrochée, plus encore son humour dans cet extraordinaire pouvoir de saisir le monde à travers le filtre de la blague, du jeu, de la mystification, voire de la dérision comme une remise en cause et en question des choses de la vie. Son intelligence et sa culture, ce mélange de générosité et de délicatesse avaient fini par l’interpeller. Les nuits entières passées à discuter, à se jouer en mots des maux du passé avaient eu paradoxalement raison de ses dernières réserves. Les rencontres se succédaient, la magie opérait toujours. En solo depuis longtemps, elle avait rapidement, trop peut-être, succombé totalement.

     

           C’était surtout un homme tellement différent que ceux transparents et stéréotypés qu’elle avait pu croiser. Dans cette période de volonté d’homogénéisation de la société, d’uniformisation des cultures, aujourd’hui tel au moyen-âge, le mystère intriguait toujours l’ignorant et les différences faisaient toujours aussi peur. Pourtant, Agnès pensait au contraire que la reconnaissance de l’autre, en ce qu’il avait de différent dans son altérité pure, était la condition sine qua non à l’enrichissement de chacun. La différence n’était que le début de l’intérêt intellectuel conduisant à la transcendance dans la recherche d’harmonie. Agnès adorait Marc pour toutes ses différences avec elle où s’entrelaçaient heureusement les points communs de leur cérébralité. Aucun d’eux ne portait de jugement sur l’autre. Chacun semblait s’efforcer de protéger l’éclat féerique de l’autre, sans chercher à le modeler à sa propre image.

           Il était évident qu’Agnès et Marc n’abordaient pas la vie sous le même angle. Marc était avant tout un être affable, trouvant un grand plaisir à multiplier de nouveaux contacts avec la société qui l’entourait, c’était comme une bougeotte perpétuelle, et ses maints talents lui permettaient de s’adapter en toutes circonstances, ce qui pouvait également être ressenti par son entourage comme de la dispersion. N’ayant pas le sens de l’orientation, au sens physique comme au figuré, il se perdait facilement en route. Mais cet éparpillement et cette multiplication des rencontres nourrissaient en même temps une sorte de fascination qu’il avait pour le hasard, hasard de la vie, hasard de la mort. L’imprévu jouait un grand rôle dans sa vie, lui permettant de détourner la monotonie et de s’engager à tout moment dans une nouvelle aventure, quelle qu’elle fût. Marc ne supportait ni joug ni barrière et répugnait à s’enfermer dans un enclos d’habitudes. Il éprouvait ce besoin de faire éclater les limites ou les frontières, comme pour concevoir ce qui n’a jamais été conçu ou vivre ce qu’on ne vivra jamais deux fois. Agnès aimait, bien sûr, les surprises, mais s’organisait pour suivre une ligne de vie lui permettant d’anticiper chaque chose et le moindre événement futur, aidée de son esprit analytique où chaque éventualité avait été préalablement envisagée et placée dans un ensemble de possibles en arborescence. Elle bannissait l’éparpillement et l’apologie du hasard ; une vie bien réglée forçait la monotonie, mais était on ne peut plus sécuritaire selon elle. Ils avaient malgré tout en commun ce goût démesuré pour la curiosité sans cesse en éveil et un esprit ouvert à toutes nouvelles hypothèses, prêts à tout admettre, voire à tout pratiquer. Cette ouverture totale aux choses favorisait une accumulation d’expériences, sans se couper de rien, et d’accéder au divin comme au diabolique. Leur mutuelle compagnie enrichissait cet appétit.

           Marc était fondamentalement un être solitaire et indépendant, menant sa barque sans se plaindre, taisant toute défaite passée sous une sorte de masque presqu’altier pour éviter toute compassion de la part de ces congénères, croyant en une sorte d’auto background magique. Paradoxalement, il avait le besoin d’alterner les périodes de vie sociale très fournies et des phases de repli sur soi en solitaire comme pour opérer une synthèse sublimatoire avec lui-même. Il en profitait alors pour s’envoler et découvrir quelques terres inconnues.

           La liberté était bien pour Marc un maître mot ; la liberté de décider lui-même de son destin sans contraintes imposées, créant une sorte d’insubordination constante face à son environnement. Agnès rapprochait cette façon de penser à la réflexion très kantienne, où la liberté n’était pas l’indépendance, mais bien l’autonomie comme capacité à se donner à soi-même ses propres lois. Cette vision quasi prométhéenne omettait volontiers que tout individu vit en société et que son libre arbitre ne peut s’exercer en totale indépendance, en toute individualité, sans aucune influence extérieure ; sans parler de cet empire inconscient, si cher à Freud, qui nous gouvernerait malgré les brimades d’un surmoi...

     

     

     

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