• * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 4/10

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 4/9

     

     

    Chapitre 4 - Bulle spéculative

     

    ( Déf. : Niveau de prix d'échanges sur un marché très excessif

    par rapport à la valeur intrinsèque des actifs échangés )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 4/9

     

     

     

           Alexandre, frère de Victoria de huit ans son cadet, est un garçon plutôt longiligne, aux traits fins. Georges Berton voyait en lui ses vœux enfin récompensés : avoir un fils, même sur le tard, un Fils !... Quelle fierté ! À peine né, le pauvre ange avait déjà une liste de missions longue comme trois bras dans les mains ! D’abord gagner sa vie, avoir des enfants, de préférence des garçons pour la pérennité du nom, la capacité financière et morale d’entretenir sa famille. Et plus que toute, celle de reprendre sa place, lui aussi, dans l’organigramme de la banque !... Il se peut qu’involontairement un père n’ait pas toujours la même attitude avec son fils ou sa fille. Dans tous les cas, les vieux clichés, intentionnels ou pas, ont souvent la vie dure.

           Comme durant la période de l’enfance de Victoria, Georges Berton était toujours un homme très pris dans ses affaires, peu présent et très occasionnellement disponible surtout pour les charges enfantines. D’un fils pourtant « chéri », il ne suivait essentiellement de près que ce qui concernait l’éducation scolaire et l’apprentissage des sempiternelles valeurs. Le jeu, l’écoute, la disponibilité en partage, les câlins passaient au mieux en dernière position, et comme il se plaisait fréquemment à le rappeler « Caroline fait cela à merveille ».

     

           Les problèmes de cheville l’ayant forcée à mettre un terme anticipé à sa carrière professionnelle, elle s’était délicieusement noyée dans cette nouvelle maternité, retrouvant naturellement les gestes tendres et protecteurs sur l’arrondi de son ventre. Elle avait préparé avec sensibilité une chambre apaisante aux pastels feutrés vert d’eau et blanc, ornementé l’espace de doucereuses lumières et d’un berceau avec une petite couette déjà douillette. À droite, dans la blancheur du mur, une grande étagère d’avance garnie de couches et lait de toilette, entre lesquels trônaient fièrement un petit éléphant en peluche bientôt câline et, assis sur le rebord d’une tablette, un lapin beige clair avec de longues oreilles Burberrys pendantes sur ses pattes. À l’opposé, dans un angle de la chambre, entre les accoudoirs d’un fauteuil à bascule de bois clair, elle avait pris soin de placer un coussin bordé d’une fine dentelle de Calais. Elle se voyait déjà le caler au creux des reins pour un allaitement confortable. Dans ce nid, tout était soigneusement ordonné avec quiétude et sérénité, le chérubin pouvait paraître.

           Comme jamais, Caroline avait entouré de ses tendres bras cet enfant. Combien de nuits fébriles surveillant la faiblesse passagère, combien de chansons douces permettant le réparateur endormissement, combien d’enchanteurs câlins calmant les émois, combien de rires pétillants embellissant les jeux complices... avaient empli ce cocon protecteur ? Non pas que l’amour qu’elle avait accordé, et qu’elle veillait constamment à prodiguer encore aujourd’hui, à Victoria fût moins intense. Seul l’impétueux besoin de reprendre le chemin de l’Opéra l’avait écourté.

     

           À côté de cette enfance soyeuse toute maternelle, Alexandre avait été aussi bercé par la peur de la voix forte et les décisions paternelles abruptes. Le niveau d’exigence ayant été d’emblée placé très haut, Georges Berton avait envers lui une attitude plus stricte et bien plus sévère. Les controverses aboutissaient immanquablement à la fuite d’Alexandre, craignant tout affrontement, protégée par les interpositions de Caroline. Ainsi, avait-il décidé que son fils de six ans devait impérativement pratiquer le judo afin de développer sa musculature, sa résistance à l’adversité et son esprit combatif. Contraint, Alexandre n’y avait survécu qu’une année au grand dam de son père, et émit le souhait d’apprendre la musique, plus particulièrement le piano. Une utopie selon son père pour qui il était illusoire de vivre dans le monde de la bouffonnerie et croire qu’une carrière de pianiste professionnel permettait de faire vivre dignement une famille... Il s’en était suivi une discussion forcément houleuse avec Caroline sur le besoin de développement d’une sensibilité artistique aussi chez un garçon, sur la bêtise de vouloir absolument qu’il fasse un sport violent...

    - « Après le judo, pourquoi pas de la boxe pendant que l’on y est ! » avait-elle rétorqué.

    Quelques heures s’égrenèrent avant d’aboutir à un consensus : accord sur le piano puisqu’il n’était pas du bois dont on sculpte les sportifs. En contrepartie, il apprenait à jouer aux échecs permettant le développement de l’esprit stratège, le sens du calcul et la raison cartésienne tant nécessaires.

     

           Pendant deux années, le jeune Alexandre bénéficia d’une relative tranquillité du côté des exigences paternelles. Il veillait à se faire le plus discret possible pour éviter toute remise en cause de cet équilibre précaire dans lequel il trouvait relativement son compte. Il ne cachait pourtant pas à sa mère sa nette préférence pour la musique classique. Quiétude toute relative jusqu’au jour où Alexandre, rentrant de l’école, trouva sa mère installée devant un reportage sur « L'Après-midi d'un Faune ». C’était un ballet de Nijinski sur une musique de Debussy. Le danseur Léonide Massine tenait le rôle du faune. Les yeux d’Alexandre restèrent totalement vissés à l’écran, n’en perdant pas une miette. Il comprit alors, avec son imagerie tout enfantine, que les garçons pouvaient danser comme l’avait fait sa mère, autrement qu’en tenant la main des filles ou pour les soulever en l’air. À l’avènement du romantisme, la mise en avant de la ballerine avait relégué le danseur au second plan, le limitant aux portés ou à l’accompagnement en pas de deux. Alexandre se mit à virevolter dans le salon, demandant déjà à sa mère de lui apprendre à danser. Ses yeux pétillaient d’envie et instantanément Caroline décoda les suppliques de son fils comme un ultime affront paternel. Pour accéder à ses vœux, il lui fallait aussitôt conclure un pacte secret avec Alexandre...

     

           Caroline avait toujours ses entrées à l’Opéra de Paris. Pour prétendre réussir l’admission au stage de six mois avant de passer l’examen de l’école de danse, il fallait tout d’abord qu’Alexandre corresponde aux critères physiques. Caroline ne s’en inquiétait pas outre mesure. Il fallait surtout qu’il apprenne les mouvements, postures et attitudes techniques de base en un an ! Elle expliqua longuement à son fils l’importance de garder le secret vis-à-vis de son père, mais surtout les difficultés et exigences physiques qu’il allait devoir supporter sans se plaindre, à moins de réveiller quelques soupçons familiaux... On ne se fait pas mal au genou ou à la cheville en jouant aux échecs ou du piano ! Le sceau du secret était scellé entre Alexandre et sa mère, tous deux bravant en toute complicité l’autorité paternelle.

           Dans l’esprit de Caroline, la notion d’autorité émanant d’Georges aurait eu l’écho d’une négation absolue si elle avait tenté de négocier cette nouvelle activité avec lui. Contrairement au postulat cher à Hannah Arendt, chez les Berton, l’autorité n’avait pas complètement disparu, elle pouvait même engendrer de terribles foudres. Pour Georges, l’autorité était bien la traduction stricte et directe de commander, de décider et de se faire obéir, d’autant plus par la descendance ! C’était l’exercice d’un pouvoir obligatoirement tout masculin pour être d’une force assez puissante contraignant les subordonnés hiérarchiquement inférieurs, furent-ils professionnels ou familiaux, jusqu’à leur pleine et entière acceptation. Dans l’univers d’Georges, il n’y avait pas de place pour la contemplation, l’approche sensible des arts, et encore moins pour une dimension spirituelle de celle-ci.

          

           Pendant une année, dans une discrète illégitimité paternelle, Alexandre se rendait trois soirs par semaine accompagné de sa mère à l’Opéra pour des cours avec Tatiana, qui avait accepté de relever le présent défi. Après des débuts difficiles, la sensibilité, la volonté de réussir, l’écoute des conseils donnés furent d’un grand secours, il semblait progresser à grands pas. S’ils étaient trop visibles, les quelques incidents physiques furent annoncés officiellement comme un coup de fatigue au retour d’une séance de natation, ou une banale mésaventure lors du cours de gym. Alexandre répétait inlassablement dans le plus grand secret de sa chambre ou mieux, à la galerie de peinture maternelle profitant de l’espace et des recommandations techniques de celle-ci. Pour faire du ballet classique, il faut du caractère, de l’endurance et de la force physique contrairement aux préjugés sur la répartition sexuée des loisirs, des professions ou des tâches quotidiennes. Caroline, ayant lu « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, imaginait très bien a contrario l’opinion tenace sur les garçons pratiquant la danse classique.

           Un an plus tard, malgré la somme de ténacité et d’efforts fournis, Alexandre échoua au concours d’admission pour l’entrée au stage de l’école. En cette fin mars, du haut de ses onze ans, il était complètement anéanti, son rêve s’écroulait : adieu ballet, adieu scène, adieu premier danseur, adieu entrée dans la lumière. Seul l’amour d’une mère pouvait l’aider à remonter de ce fond abyssal, et nourrir un incommensurable courage pour affronter Georges.

           Après lui avoir fait promettre de ne point s’emporter, Caroline dut rompre à regret le pacte secret et raconter l’enchaînement des événements de l’année écoulée aboutissant à la présente déception d’Alexandre. Elle avait également préparé solidement ses arrières. Comme elle l’imaginait, malgré les promesses, Georges était entré dans une rage folle à la simple idée d’associer le nom de son fils, futur héritier de la dynastie, à celui de gugusse en collants... Il menaçait déjà d’amputer la cellule familiale du dernier de ses membres. À la grande surprise d’Georges, Caroline accepta cette mise à l’écart, négociant instantanément avec lui le placement d’Alexandre en sport études danse. Mais força l’argumentation tout de go : elle avait déjà pris contact avec une école en Suisse proposant ce cursus basé sur l’apprentissage des doubles techniques de danses classique et contemporaine. Le tout était associé à des cours réguliers de modern’ jazz et de hip hop, des activités complémentaires permettant le renforcement et l’assouplissement musculaire, et évidement au programme scolaire habituel aboutissant au baccalauréat. Noyé sous tant de détails et voulant clore promptement cet étalage, Georges ratifia cette décision comme pour éloigner au plus vite de sa vue ce fils indigne. Il le reniait déjà, déportant à la seconde même tous ses espoirs sur sa fille. Caroline concéda cette séparation pour le bonheur de son fils bien-aimé. Alexandre accepta la poursuite de son rêve sous la condition expresse de visites maternelles régulières. L’affaire fut rapidement entendue sans étonnamment plus de joutes verbales... Qu’en était réellement l’écho au fond des cœurs de chacun ?

           Ainsi, Alexandre intégra le cursus sport études dès la rentrée suivante. Malgré l’isolement maternel, il y progressa avec sérénité jusqu’à ses dix-huit ans, bienheureux de baigner dans cet univers tant espéré. Neuf heures par semaine, dans des studios lumineux dignes de professionnels, il pouvait perfectionner sa pratique classique. Il dévorait boulimique la danse contemporaine, moins formelle, axée sur la technique et la dynamique du mouvement, explorant un vocabulaire de mouvements original. Il était tout autant envoûté par le Hip Hop, où sur les rythmes « R & B » qu’il découvrait, une gestuelle rapide, énergique, parfois très athlétique permettait aux jeux d’attitudes de faire corps avec des sous-titres chorégraphiques. Il appréciait cette impulsion toute urbaine requérant rythme, coordination et mémorisation, dans ces évolutions ondulées et les torsions inhabituelles de son corps. Aux cours de danses s’ajoutaient des ateliers d’expression, de création, d’improvisation, de danse-théâtre. S’associaient également des séminaires sur des thèmes tels que l’histoire de la danse, la nutrition, l’anatomie appliquée à la danse et, toujours utile sur la prévention des blessures. Les enseignants toujours actifs étaient disponibles auprès des étudiants, poursuivant tous la double démarche de la création et de l’enseignement des arts. Le directeur général, également chorégraphe depuis plus de trente-cinq ans, montait régulièrement des spectacles. Les rythmes devenaient contagieux, les contenus épidémiques tels une dose quotidienne de cocaïne.

     

           À ces bonheurs s’ajoutaient les visites régulières et encourageantes de Caroline comblée par tant de ravissement et l’obtention du baccalauréat sans difficulté majeure. Pour Alexandre, une infinie spirale ascendante se dessinait au-dessus de sa tête. À la sortie de l’école, il se présenta à différents castings en vue d’intégrer un ballet, et parvint à décrocher quelques rôles sans grande envergure dans différentes troupes. Trois ans après, il osa pousser la porte du réputé « Modern’ Ballet & Cie » de Lausanne qui organisait une audition en vue d’étoffer la troupe de danseurs permanents. Durant quatre jours d’une sélection élitiste et draconienne, à raison de dix heures par jour, Alexandre dut surmonter chaque épreuve, chaque nouveau mouvement, chaque rythme syncopé, chaque improvisation à réinventer avec ses tripes, chaque mise en scène à intégrer, chaque nouvelle chorégraphie à mémoriser, chaque fatigue à taire, chaque doute à étouffer. Il dut enfin surmonter chaque liste de noms évincés toutes les cinq heures... en puisant au plus profond de sa souffrance physique et de son âme l’ardent désir de réussir. À la fin du quatrième jour, le précieux sésame en poche, Alexandre retrouva sa mère à l’hôtel où elle l’avait installé pour l’occasion, noyant ses dernières forces dans ses bras compréhensifs.

           En silence et avec humilité, quittant l’ombre de sa mère, Alexandre entrait alors par la grande porte dans le monde de la « bouffonnerie des gugusses en collants ». Il s’était façonné un instrument corporel disponible et avait éprouvé sa volonté à force de persévérance, et s’être forgé une résistance à l’adversité...

     

     

    .../... 

     

     

    Pin It

    Tags Tags : , , , , , ,