• * L'ENCRIER * « Les Poupées ne parlent Jamais » (2/3)

     

    * L'ENCRIER * « Les Poupées ne parlent Jamais » (2/3)

     

     

           Je me faufilais doucement entre les haies qui délimitaient nos deux jardins et abandonnais Nora aux frasques trop souvent tapageuses de Mike. Il avait un bon fond, mais cette affaire irrésolue l’avait définitivement ruiné. Échec cuisant de fin de carrière. D’après Nora, ce dossier l’avait tellement obsédé, qu’il s’était payé une sacrée dépression dont il avait du mal à s’en défaire. Deux gars du FBI avaient débarqué. Le major Palmer avait promu un jeune gardon tout juste sorti frétillant de l’académy de police et décidé d’inscrire le vieux Mike sur la liste des remplaçants. Sur le banc de touche, le trop-plein d’alcool avait fini par lui solder son compte de neurones. Pourtant, il ne renonçait pas, s’accrochant toujours à ses notes, aux témoignages, aux indices... aux moindres courants d’air s’ils avaient pu lui donner le nom du coupable. En vain. Aujourd’hui le brillant lieutenant de la police de Bâton-Rouge n’était plus qu’une misérable loque. Même les femmes trompées ne lui confiaient plus de filature. Pour sûr, le kidnappeur n’avait aucun cheveu blanc à se faire ! Jamais je n’aurais avoué ces pensées à Nora. Tellement attachée à son Mike chéri comme elle l’appelait, et ses convictions étaient bien trop tranchées. Psychorigide en somme, mais au fond, je l’aimais bien...

     

           Après une petite balade dans le quartier, à mon tour, je me décidais de rentrer à la maison. Je trouvais Calistro dans son antre, plongé dans un des livres sur l’Égypte ancienne qu’il venait d’emprunter à la bibliothèque. Son bureau en était littéralement envahi. Les murs eux-mêmes se dissimulaient derrière des piles de paperasse, d’anciens blocs-notes, de vieux numéros du Times et combien d’années d’investigation ?... Cahin-caha, elles grimpaient poussiéreusement branlantes jusqu’au plafond ! Dans une odeur nauséabonde de tabac froid mélangée aux relents de reliquats de divers repas, Calistro prenait des notes, vautré dans son canapé difforme. Mon Calistro n’était pas un maniaque du ménage, et personne ne se serait avisé de toucher à quoi que ce soit dans son antre. Comme si chaque mouton de poussière était adoubé au rang d’animal sacré ! Quand il était en phase de documentation, il sortait peu. Les plus longs déplacements se résumaient à une lente translation du canapé à la table de travail où trônait sa vieille Remington Noiseless, qu’il avait surnommée « Noisette ».

     

     

           Il en était fier de sa machine à écrire ! Frappe silencieuse, cylindre de trente centimètres, cinq interlignes, réglage de l’impression des caractères en fonction de l’épaisseur du papier... Elle en avait connu des affaires elle aussi... Il l’avait achetée avec ses premières paies de pigiste. La nuit, il n’arrêtait pas d’écrire pour son propre compte. Alors un jour, il avait osé franchir la porte du bureau du rédacteur en chef en brandissant un papier sur une affaire de police en cours. Une sombre histoire de vengeance vaudou que « Fouine tôt » avait démêlée bien avant tout le monde. Linsey Fergusson projetait de se débarrasser de son John, époux bien-aimé aux comptes en banque replets, à coups d’aiguille réguliers à la naissance de la nuque d’une dagyde. Ni l’entourage ni le corps médical ne comprenaient l’origine du mal neutralisant progressivement le malheureux de la tête aux pieds. Linsey jouait parfaitement son rôle d’épouse effondrée. Sans la perspicacité de « Fouine tôt », la diabolique se relaxerait encore sur les plages aux eaux turquoise de New Providence... Aphasique, paralysé des membres, le regard azuréen évidé, le pauvre bougre, lui, se prélassait dans un fauteuil. À jamais logé, nourri et roulé dans un établissement spécialisé, où les infirmières lui faisaient, parait-il, déjà les yeux doux.

     

           Enchaînant les billets sur les dossiers judiciaires, la sagacité de Calistro lui avait valu ses heures de gloire. L’assassin aurait porté un caleçon rouge, que Calistro l’aurait glissé dans son article. Combien l’imaginaient tuyauté avec la maréchaussée ? Quand il regagnait la salle de rédaction avec sa mine décomposée de zombie tout droit émergée entre les racines de cyprès du bayou, d’autres le croyaient maquereauté avec quelques esprits Lwas ! Sinon, comment expliquer la richesse de ses informations ? À force, plus personne ne se posait vraiment de questions. C’était comme ça, « Fouine tôt » savait ouvrir l’œil sur les détails... et le bon !

     

           Ce soir, je m’installais à ses côtés sur les coussins de velours vert fané. Me frottais lascivement contre son bras droit. Aucune réaction de sa part, inutile d’insister. Je filais à la cuisine. Devant un bol de lait, je repensais à toute cette histoire.

     

           La première disparition du côté de Lockport, celle de Connie, était presque passée inaperçue. Les autorités avaient d’abord pensé à une fugue, supposition à laquelle les parents s’étaient révoltés. Comment une gamine d’à peine quatre ans pouvait faire une fugue ? Non, ils assuraient ne jamais l’avoir quitté des yeux ! Alors, la police avait envisagé la possibilité qu’un des parents dans un excès de violence... un geste malheureux... Mais pas d’indice, aucun corps. L’enfant semblait s’être volatilisée comme par magie. Et dans la région... le plus petit enchantement avait pignon sur rue. L’affaire en était restée là. Classée sans suite.

     

           Ce fut le tour de Joye. Une jolie blondinette de cinq ans qui habitait un peu plus au nord, dans la banlieue de Thibodaux. Le père menuisier, la mère vendeuse dans une parfumerie, un frère de deux ans son aîné. Une famille sans histoire n’offrant rien de plus pour se raccrocher. Aucune déviance apparente. L’atelier de menuiserie fouillé de fond en comble, les interrogatoires musclés et l’enquête de voisinage n’avaient rien donné de probant. Joye avait disparu, elle aussi, sans laisser la moindre trace. Ce qui avait aiguillonné la cervelle de la police, c’était la date de la disparition. Le 2 septembre... exactement un an après Connie, jour pour jour. Cela n’avait échappé à personne, et ne pouvait être le fruit du hasard. Le dossier « Connie Right » était immédiatement rouvert. De son côté, Calistro avait fait de même, il était retourné fouiner. Il avait questionné l’entourage, les habitants de Lockport, avait sillonné les environs dans tous les sens. À l’époque, la police avait sondé rapidement le lac, sans retrouver de corps. Malgré tout, Calistro en refit soigneusement le tour, inspectant le moindre fourré d’herbes hautes. C’est là qu’il l’avait trouvée ! De retour à Lockport, il avait téléphoné au major Palmer. Le soir, tout heureux, il me détaillait tous les événements qui avaient ponctué sa journée. Jusqu’à la grande découverte ! Un an après ! Je me souviens encore de ses yeux pétillants. Ils étaient... Je ne saurais dire, pas comme d’habitude en tout cas. C’était un regard bizarre, surexcité, comme électrisé de... oui, je crois que je pouvais dire... de plaisir. Il jubilait ! Tout ça pour une petite chaussure rouge... Je ne comprendrai donc jamais les hommes...

     

     

     

    À suivre ...

     

     

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