• * L'ENCRIER * « Les Poupées ne parlent Jamais » (3/3)

     

    * L'ENCRIER * « Les Poupées ne parlent Jamais » (3/3)

     

     

           Les premiers rayons du soleil se levaient en rasant les toits et doucement me réchauffaient le dos. Je m’étais endormie sur une chaise de la cuisine. Je m’étirais longuement les pattes. Fis un petit tour du côté de l’antre. Calistro n’était plus là. Comment pouvait-il avoir quitté la maison sans me prévenir ? Je décidais de faire de même, et retrouvais Nora, assise devant sa maison comme d’habitude, sur les marches de la terrasse.

    -        « Tu es bien matinale, me dit-elle.

    -        Calistro s’est absenté. Il a dû aller à la bibliothèque. Alors j’en profite.

    -        Mickey chéri aussi est sorti... Il n’a pas dormi de la nuit. Une vraie pile électrique ! Et cela ne m’étonne pas...

    -        Pourquoi ?

    -        Voyons ! Nous sommes mi-août... La date approche !

    -        Tu crois qu’il va remettre ça ?

    -        L’assassin n’a jamais été découvert, pourquoi s’arrêterait-il en si bon chemin ? Mike est dans tous ses états !

    -        N’oublie pas que ton Mike n’a jamais rien retrouvé les victimes ! Pourquoi parler d’assassinat ?

    -        Après toutes ces années... je voudrais bien les croire encore vivantes.

    -        Connie Right, Joyce Mills, et la petite Téani Madiou...

    -        Aujourd’hui, elles auraient onze et douze ans, assez grandes pour réussir à s’enfuir !

    -        Faut-il encore en avoir la possibilité. Si elles sont vivantes, elles doivent être sans doute enfermées à triple tour !

    -        Et les quatre autres. Toujours des gamines... Tu crois qu’il aurait pu aussi les violer ? Si jeunes...

    -        Nora ! Comment veux-tu que je le sache ? Et rien ne dit que c’est un homme qui a fait le coup !

    -        Année après année... Une fillette disparaît tous les 2 septembre... Après Téani, c’était le tour de la petite Loren Smith de Gibson. Toutes volatilisées et aucune piste sérieuse...

    -        Puis Beverley Hamilton de Gibson elle aussi, Maimiti Johnson qui habitait Gray... Toujours dans le même secteur.

    -        L’année suivante, je me souviens encore de la petite Abigail Colombo. Sa petite frimousse aux joues rebondies. Toutes les unes de la région avaient publié sa photo sous le gros titre ‘’ Encore une ! Abigail 6 ans a disparu ! ‘’. Forcément, il y en aura une huitième... Mike n’en dort plus.

    -        J’avoue sept gamines en sept ans... Je me suis souvenu hier soir... C’est au moment de l’affaire Mills que l’on s’est rencontrée. Quand Calistro commençait à être dans le collimateur de la flicaille. À cause de la petite chaussure rouge, souviens-toi...

    -        Oh que oui ! Mike avait soliloqué, tournant en rond dans le salon toute la nuit ! Comment ce baveux a-t-il pu trouver un indice dans les hautes herbes et un an après en plus ! On l’avait déjà ratissé ce terrain, au peigne fin, des millions de fois ! À croire qu’il savait où chercher... Pff j’en ai entendu sur son compte à ton Calistro !

    -        Faut pas oublier non plus que les parents de Joye n’ont jamais reconnu cette chaussure ! Avoue-le franchement, Mike soupçonnait Calistro à cette période-là.

    -        C’est vrai. Le départ de sa femme et la séparation avec sa fille édélia  l’avaient secoué. Ton journaliste n’était pas au mieux mentalement depuis plusieurs années. Comme par hasard, deux ans avant...

    -        Aucun rapport ! Permets-moi de te rappeler... Les disparitions se déroulaient toujours le 2 septembre... et le départ de Patsy a eu lieu un 15 octobre... Rien à voir ! Les flics ont toujours le chic pour trouver des coïncidences là où ça les arrange ! Hein ? Quand on ne trouve rien... C’est pratique ! Ce qui a détruit le mariage de Calistro, c’est surtout le temps passé en investigations, à traîner dans les bouges à la recherche d’indices, à payer souvent de sa poche des indics. C’est tout ça qui lui a coûté sa femme et sa fille. Toi, tu as toujours été là, fidèle comme un petit toutou ! Ton Mike n’a jamais eu que toi. Il ne peut pas comprendre comment une femme ne peut supporter les nuits d’absence ! »

     

           Progressivement, le ton montait. Chacune sortait les griffes et les mots s’armaient de crocs pour défendre son homme. Nous nous quittions excédées, presque fâchées. Il était temps que je rentre, me calmer et faire patte de velours auprès de mon enquêteur égyptien.

     

           Depuis plusieurs années, Calistro sentait que le Times-Picayune le routait gentiment vers la porte de sortie. Ses papiers ne faisaient plus la une, malgré « l’Affaire ». Alors, il avait commencé à écrire une nouvelle. Une enquête dans le bayou reconstituée avec des bribes d’affaires qu’il avait suivies et toute sa solide connaissance sur les pratiques vaudou. S’enfermant des nuits et des jours dans son antre. D’après lui, un vrai régal. Quand j’y étais autorisée, j’étais à ses côtés, le soutenais câline. C’est à cette époque qu’il a découvert la liaison de Patsy avec un industriel du coton, dont j’ai oublié le nom. En revanche, je me souviens parfaitement de l’après-midi du 2 septembre. Calistro et moi sortions de l’antre pour grignoter un morceau à la cuisine. De grosses valises crânaient dans le vestibule. Patsy est apparue, en haut de l’escalier, cramponnant édélia par la main. « Je ne t’aime plus. Je pars » avait-elle simplement annoncé. Calistro était resté les bras ballant, hébété. En silence, l’Empire State Building venait de lui dégringoler sur la tête. Puis elles étaient parties. La Buick blanche cotonneuse de monsieur l’industriel les attendait au bout de l’allée. Soudain, c’était comme s’il réagissait seulement à l’onde de choc. Il est devenu comme fou en montant au premier étage. Sa colère balayait tout sur son passage. On aurait cru vingt tornades à la fois, et dans le coin, elles sont toujours frénétiques ! Alors, comme vingt, et pendant des heures ! Le couloir était ravagé, les chambres dévastées. Puis, il s’est calmé d’un seul coup. A froidement verrouillé toutes les portes. Définitivement. Quelle scène pathétique ! Depuis ce jour, il n’est jamais remonté au premier. Dans la maison, son espace se circonscrit à la cuisine, le hall d’entrée, le salon et son antre. Rien de plus. Là-haut n’existe plus. C’est à ce moment-là qu’il s’est accouplé des nuits entières avec « Noisette ». Le clavier surchauffait. La nouvelle était devenue un roman qu’il avait proposé à une maison d’édition. Il attendait depuis des mois. La réponse tardait, « Peut-être pas cette fois » m’avait-il dit. Le 31 août, un courrier lui annonça enfin la bonne nouvelle. Son manuscrit allait être publié. Il était revenu de la boîte aux lettres sautillant comme une puce !

     

           En cette huitième année qui aurait dû être à nouveau fatidique, aucune disparition ne faisait les gros titres du 3 septembre. Seul le Times-Picayune annonçait le décès de Mike C. Dexter, officier de police, et de sa chienne Nora qui avait péri à ses côtés dans l’incendie de sa maison. Les premières constatations concluaient à un tragique accident. Deux lignes retraçaient également le parcours glorieux de Nora dans la police. Son fameux flair savait détecter les pains de marijuana et de colombienne. Il avait permis l’arrestation de nombreux dealers dans la région. Mike l’avait recueillie lorsqu’elle fut écartée des opérations de terrain. Le sniff avait tué son odorat. Dans un encart, la rédaction félicitait Calistro Fuento pour la future publication de son premier roman.

     

           Moi, assise sur une des hautes branches d’un chêne du jardin, j’avais épié toute la nuit leur maison. J’ai entendu quelques codes et des adresses dans les grésillements de la radio. Fumant cigarette sur cigarette, Mickey chéri avait attendu en vain un nom, l’annonce d’une disparition sur les ondes courtes des collègues. Crispé face au poste, se mangeant les doigts. Comme impatient de la fatidique prédiction. Au matin, il fallait bien se rendre à l’évidence, aucune gamine ne s’était volatilisée dans les sorcelleries du bayou. Il devint comme fou. « C’est impossible, cela ne peut pas s’arrêter comme ça ! Une chaque année, c’est obligé ! Ce type me rend complètement dingue ! ». Alors, j’entendis les cris, les jappements de Nora, les bruits de verre brisé, des hurlements démentiels. M’approchant alors d’une des fenêtres du rez-de chaussée, je le voyais se déchaîner sur tout ce qui était à portée de main. Il délirait à voix haute. Au vue des cadavres jonchant un peu partout le parquet, les bouteilles de bourbon de la nuit n’avaient pas dilué sa rage. Il vociférait des mots devenus incompréhensibles. Table et chaises du salon étaient renversées, même la grande étagère exhibant ses trophées et les coupes de Nora avait basculé façade au sol. Une vieille lampe à pétrole s’écoulait en goutte à goutte de la commode au tapis. Soudain l’incendie, d’un coup, comme une torche géante. Longtemps... Je ne pouvais rien faire. Juste des heures à regarder. Les flammes ont fini par lécher l’auvent de bois courant sur la façade de la maison. Enfin le silence sonnant la fin du crépitement des braises rougeoyantes. Peu avant midi, malgré l’intervention des pompiers, il ne restait rien.

           Cela faisait trois jours que je n’étais pas rentrée. Calistro n’était pas là. Savait-il pour Mike ? Forcément, les maisons étaient voisines et les jardins s’accolaient. La calcination exhalait jusqu’ici. Dans l’antre de Calistro, je m’installais pour la première fois sur une haute planche agrippée aux rails du mur, entre des piles de livres. De là, je pouvais guetter son retour aisément. Il tardait, je m’assoupis. Soudain, il poussa vivement la porte du bureau.

           « C’est formidable ! Je reviens de la maison d’édition. J’ai signé mon contrat ! Yoouu houuu ! Avec ma prochaine enquête sur fond de trafic d’œuvres d’art égyptiennes, Caramelle !... C’est le prix Pulitzer qui nous attend ! »...

           « Caramelle ? Où es-tu donc ? ».

    Sa voix habituellement si calme et douce avait ampli la pièce comme un grand courant d’air entre deux fenêtres ouvertes et fait claquer violemment la porte. Je sursautais, renversant en un seul bond deux rangées de livres, qui firent chavirer plusieurs piles de dossiers, ceux-ci jouant au chamboule-tout sur des boîtes d’archives... Tout un fatras dégringolait dans un lourd bruit d’abandon, et j’avais failli partir avec !

    -        « Ah... Caramelle, ma belle... Te voilà enfin !

    -        Miaaouu, ronronnais-je. »

     

           Dans leur chute, plusieurs boîtes en carton s’étaient éventrées. Le contenu s’éparpillait sur le parquet. Du haut de mon perchoir, je détaillais le désordre. Une, deux... cinq... sept poupées gisaient inanimées sur le sol. Elles étaient sales, la face terreuse, leurs vêtements barbouillés d’un rouge noirci. Il manquait à chacune d’elles une épaisse mèche de cheveux. Une avait perdu un soulier, une petite chaussure de plastique rouge.

     

     

     

    Anna – 4 Juin 2014 ©

     

     

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