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* L'ENCRIER * « Les Retrouvailles des 3 Compères »
Depuis combien d’années Gabriel, Max et Azraël ne s’étaient pas revus ? Quatre-vingts ? Quatre-vingt-dix ?... Les compères se connaissaient depuis la communale. À cette époque, le trio infernal, comme on les appelait, était inséparable. Ils avaient usé les bancs de l’unique classe de Madame Lorgnon l’affublant de mille sobriquets : la chouette à hublots, la binocle, cul-de-bouteille... Les quatre cents coups faits ensemble ne ressemblaient qu’à des espiègleries de gosses, valant quand même de fréquentes raclées paternelles, prêchi-prêcha du curé et gronderies par la maréchaussée à la voie rocailleuse.
Max, fils de fermier, ne fréquentait l’école qu’en périodes hivernales, lorsque les champs sommeillaient. Il se devait d’apprendre le métier pour reprendre la misérable exploitation à la mort du père. L’intérêt de l’instruction se résumait au calcul. Max assimilait avec application les hectares et les quantités de semence nécessaires, les litres de lait donnés par les quatre vaches efflanquées composant leur dérisoire cheptel. Il se chargeait déjà de la surveillance et des soins apportés aux couvées de poussins et lapereaux, futures sources de revenus, modestes mais réguliers, le dimanche au marché.
Le père d’Azraël était forgeron. Dans la crasse et l’enfer de l’immense soufflet, il martelait avec deux autres compagnons à longueur de journée, étampait les fers des rosses boiteuses et recerclait même les roues des charrettes. Dès l’aube, tout le village résonnait du chant cristallin des trois marteaux. Azraël aimait traîner dans l’atelier, fasciné par le métal rubescent se tordant sur l’enclume sous les horions et le feu grondant. Azraël ne comptait pas enfiler le tablier de cuir. Les quatre picailles gagnées sentaient trop la peine et la sueur. Ce qu’Azraël craignait le plus était les mains de son père, larges comme des pelles à charbon, de sacrés battoirs pour les avoinées.
Gabriel, fils du médecin, devait être le moins sage d’une fratrie d’un frère et trois sœurs. L’éducation paternelle stricte et rigoureuse tentait de l’éloigner des néfastes influences des deux autres compagnons et à force de sermons de le remettre inexorablement sur le droit chemin.
Les trois garnements partageaient leur turbulence. Azraël pourvoyeur d’idées échafaudait canailleries et coups pendables, Gabriel savait se montrer persuasif, et Max le plus souvent exécutait. Sans grandir sur le même cep, l’adolescence finalement les sépara.
L’aisance familiale permit à Gabriel de partir à la ville et financer des études de psychologie. Comme il se plaisait à dire, il préférait sonder les âmes que les convertir. À son tour marié, il fut père de deux garçons. Sa vie s’écoula sereinement jusqu’aux guerres, dont il prit toute l’horreur en pleine face. Les combats avaient su lui enlever ses fils, terrassant son aimée. La cruauté humaine charriait jusqu’à lui les gueules brisées et les corps cassés comme un cauchemar sans fin. Alors la barbe s’était progressivement tissée de fils argentés et le crâne dégarni. De nouveaux plis creusèrent son front et les épaules s’alourdirent. Mais au fond de son regard topaze subsistait une toute petite flamme d’espérance. C’était sans doute cette minuscule lueur qui le faisait tenir. Il finit par changer d’employeur, mais pas tout à fait de métier.
À peine un homme, Max dut s’occuper de la ferme sous le regard égaré d’un père impotent, assis sur une chaise avec une couverture. S’il ne pleuvait pas, il le sortait chaque matin dans la cour, les caquètements de la volaille le distrairaient. Harassé par la tâche et ne songeant qu’au repos, il était déjà arrivé que Max oublie de le rentrer. Seule la place vide derrière un bol de soupe lui rappelait l’absence. Lui aussi s’était marié, mais sans descendance. Veuf, il poursuivit l’ouvrage, l’échine courbée et le visage creusé des mêmes sillons que ses champs. Seule la peau couvrait ses os, son corps finissait de se vider, aride, sec. Désormais, il attendait son heure... puisqu’un jour elle devait arriver.
Le parcours d’Azraël fut chaotique, fuyant très tôt les volées paternelles. Les coups de brochoir se substituant aux mains avaient même eu raison de sa mère, retrouvée un soir éventrée sur les dalles rougies de la cuisine. Essaimant alors sa rancœur sur les routes, noyant sa révolte dans des alcools frelatés et les substances artificieuses, associant ses excès à ceux plus abominables de quelques comparses, il dormait régulièrement sur la paillasse humide des geôles, côtoyait diverses sortes de punaises et cancrelats. Se nourrissant de leurs bestialités, les guerres avaient déchaîné totalement sa violence. Il chérissait mensonges, vices, supplices, férocités, barbaries, et plongeait avec régal dans la noirceur de l’humanité.
Il fallut ce triste message pour les réunir à nouveau. Max arrivait au bout du chemin. Assommé de travail, un soir les jambes se dérobèrent, et le corps vermoulu s’affala sur le soc de la charrue. La panse transpercée, il était hospitalisé depuis plusieurs mois. Les blouses blanches comptaient les jours de ce pauvre décati. Désormais, Azraël et Gabriel le veillaient, enfin... veillaient...
Sur son testament, Max n’avait pas su témoigner une quelconque préférence entre ses amis. Il les appréciait à part exactement égale, et le legs était soigneusement coupé en deux, à la virgule prêt. Mais Gabriel et Azraël se moquaient l’un comme l’autre des maigres richesses matérielles du pauvre bougre. Son âme représentait bien plus de valeur à leurs yeux ! Puisqu’il ne pouvait départager ses deux compagnons, ceux-ci devaient choisir pour lui. Ce n’était pas la première fois qu’ils se trouvaient confrontés à une telle situation. Régulièrement, Gabriel et Azraël se faisaient face pour mettre la main sur quelques trépassants. Certains cas étaient simples, les parcours merveilleusement tracés ne permettaient aucune confusion. Ils apparaissaient aussi clairement que le blanc et le noir. Pour d’autres, la frontière se faisait plus floue, l’aiguille de la balance oscillait de gauche à droite et inversement sans se stabiliser nettement. Il fallait bien trancher ! L’avenir devait être blanc ou noir, le gris n’existait pas dans l’au-delà ! Azraël sortit un jour trois dés de sa manche et proposa à Gabriel une partie de 4-21, qui avait accepté. Les règles simples, le jeu rapide, un seul gagnant, pas besoin de tergiverser ! Désormais, les âmes tendancieuses passaient prestement par-dessus un bord ou l’autre.
Cette fois-ci, la différence était l’amitié qui les liait tous les trois. Gabriel refusa de jouer Max sur un coup de poignet ! Pourtant, il fallait bien décider de son avenir, si tant est que l’on puisse nommer ainsi le trépas... Non, là c’était différent ! Tous deux réfléchirent... Alors Azraël, jamais en mal d’idées, tira de l’autre manche un jeu de cartes... Une petite partie de poker, voilà qui allait pimenter le match ! À nouveau, Gabriel dut céder aux terribles exigences.
Le devenir de Max allait se jouer sous ses yeux désemplis. Son âme partirait avec le plus malin des deux compères. La nuit se promettait d’être longue...
Anna – 22 Février 2014 ©
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