• * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 2/10

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 2/9

     

     

     

    Chapitre 2 - Arbitrage

    ( Déf. : Opération visant à assurer un gain positif ou nul de manière certaine )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 2/9

     

     

           À 17 ans, son bac « C » et belle mention en poche, sous l’impulsion de son père, Victoria se devait d’entrer à l’Institut d’Études Politiques, plus connu sous le nom de « Sciences Po », à Strasbourg, seul à proposer l’option « finances ». Étant donné le caractère très sélectif de cette école et pour mettre toutes les chances de son côté, elle avait opté pour une prépa privée pendant un an sur Paris avant de présenter le concours commun. Elle s’installa pour l’occasion dans un deux pièces, tranquille au premier étage, rue des Saints-Pères dans le 6e également, à la fois pour la réconfortante proximité avec la galerie maternelle de la rue de Seine. Le nom de le rue était également comme un clin d’œil amusé à l’égard de son père.

     

           Avec rigueur et ténacité, elle préparait les trois épreuves écrites du fameux concours, dont les deux premières exigeaient presque plus un bagage littéraire et des connaissances sur le monde contemporain que tout son barda scientifique. Victoria fut surprise des contenus de l’enseignement prodigué lors de cette année préparatoire. La directrice de l’école lui avait précisé que le but du concours n’était pas essentiellement l’évaluation des connaissances du candidat. Il s’agissait surtout de comprendre la structure de son état d’esprit et d’évaluer sa capacité à mettre ses connaissances en perspective. L’histoire et les questions contemporaines s’associant à une épreuve de langue étrangère, portant sur un article de presse, étaient donc à mille lieux des mathématiques, de la physique ou de la chimie. Victoria devait appréhender le sens « politique » dans son acception la plus étendue, incluant les notions d’histoire et de géographique, d’économie, des données sociales et internationales... Elle avait l’impression de remettre l’ouvrage sur le métier, et que son Bac pour l’heure ne lui servait guère. Mais, c’était pour elle un passage obligé, tracé par son père, afin d’accéder un jour au Master « Finance d’Entreprise et Pratique des Marchés Financiers ».

     

           Durant cette année de prépa, le peu d’échappatoire que Victoria se plaisait à s’octroyer était de retrouver sa mère à la fermeture de la galerie pour aller dîner avec elle aux « Deux Magots », forcément... Au-delà du clin d’œil du nom, pourtant sans fondement avec le monde de la finance, Victoria savait que sa mère aimait tout particulièrement cette brasserie typiquement parisienne. Sa terrasse se remplissait de vies bouillonnantes comme une dissonance jouée en face-à-face avec l’église de Saint Germain des Près dressée en prière silencieuse. Caroline observait la valse incessante des plateaux posés sur de grands tabliers blancs, essaimant, en virevoltant entre les tables, des effluves de café et de chocolat chaud. Les yeux clos, elle se plaisait à deviner les tumultueuses retrouvailles entre Verlaine et Rimbaud, ou entre de Beauvoir et Sartre. Caroline soupirait en repensant particulièrement à ce pacte d’amour si singulier, comme un alliage délicat entre l’union et la liberté entre ces deux-là : « notre amour est un amour nécessaire, mais il convient que nous vivions aussi, à côté, des amours contingents » pour connaître le monde.

    -   « Tu sais ma chérie, ça reste un pacte rarissime, particulier et très acrobatique : souvent la mauvaise foi s’y glisse, le mensonge rapplique, suivi rapidement de la jalousie de l’un ou de l’autre... et l’édifice s’écroule. D’ailleurs, eux-mêmes ni étaient pas totalement parvenus... ».

     

           Au-delà des histoires d’amour palpitantes vécues sur les banquettes de moleskine rouge, Caroline l’appréciait également car, tout comme elle, les propriétaires savaient donner leur chance aux inconnus qu’ils soient auteurs littéraires ou jeunes artistes de jazz. Victoria déguste tous ces moments de complicité et d’intimité quasi secrète avec sa mère. Elle a la subtile impression que la sensibilité dans sa vision des choses de la vie et des arts transmise par sa mère lui ouvrait plus l’esprit pour mettre « ses connaissances en perspective ». Sans doute plus que celle très rigide purement calculatrice et bancaire insufflée par son père, dont pourtant elle suivait les traces sans plus d’avis personnel.

     

           Ainsi, entre les connaissances innées et acquises, il y a le goût que chacun peut porter sur leurs contenus. Pour autant, il ne faut pas oublier le poids des valeurs transmises par l’éducation parentale, la structure scolaire ou les influences sociétales. On ne pourrait avoir une vision totalement prométhéenne d’un système éducatif dans son ensemble, ou une approche réductrice du simple « pour » ou « contre ». Dans la perspective d’un futur avenir professionnel, certains adolescents se révoltent à l’encontre de leurs parents. Ils ne suivront surtout pas leurs traces par répulsion ou choisiront un « non-métier » par bravade comme pour marquer plus fortement la différenciation avec eux. D’autres, guidés par un non-choix volontaire ou par pur respect de la tradition familiale, s’approprieront avec plus ou moins de bonheur les valeurs confiées. À la différence des deux autres, l’éducation parentale mêle des sentiments très forts, positifs ou négatifs, pouvant avoir des effets délétères, dans une dynamique très complexe. Chaque parent, ayant été enfant, a baigné préalablement dans un modèle éducatif, qu’il a pris à son compte ou non. L’imagerie respective des deux parents, où chacun y met son propre affect, devra se confronter mutuellement pour aboutir, ou non, à une position de consensus. Au milieu du gué, il y a la position subjective de l’enfant, l’expérience de la relation devant idéalement se construire avec lui au fur et à mesure de l’évolution de ses besoins. Olivier Reboul pensait qu’ « il n’y a pas d’éducation sans valeurs », la relativité entre elles reste d’importance.

     

           Georges Berton aurait éventuellement appréhendé l’art au plus comme un objet valorisable lors d’une transaction et non comme un objet permettant d’éveiller une quelconque conscience esthétique ou révélateur d’une pensée sensible, d’un affect. Face aux arts, Caroline ressentait d’abord une espèce de contenu spirituel au-delà de la simple sensation comme première réaction physiologique, telle que des larmes qui envahissent le regard devant une toile émouvante. Selon elle, l’observateur pouvait accéder au plus profond de l’âme de l’artiste à travers son œuvre. Sur ce sujet, Georges et Caroline étaient loin du consensus. Même si les valeurs rigoureuses transmises à sa fille par Georges étaient largement prédominantes, Caroline se plaisait à croire qu’elle infléchissait légèrement la tendance. Elle distillait par touches un peu d’esthétisme et de culture sensible dans les moments qu’elle partageait avec elle.

     

           Docilement, Victoria ne se pose pas plus avant la question de son avenir professionnel. Il lui semble déjà tout tracé, autorisant une perspective financière assez confortable, basé sur le travail, la rigueur, et forcément sur les valeurs toutes économiques de l’argent et du profit, qu’elle avait fini par faire siennes. Mais, était-ce par réelle acceptation de sa part ou simple endoctrinement paternel depuis sa tendre enfance ? Georges Berton guidait-il sa fille sur ses traces en lui transmettant inconsciemment ses propres repères, ou avait-il secrètement le fervent désir qu’elle reprenne obligatoirement le flambeau à sa suite ? Aujourd’hui, Victoria ne faisait pas le procès à son père ni sur le contenu ni sur l’intention. Il lui paraissait confortable de se laisser guider.

     

     

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