• * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 5/10

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 5/9

     

     

    Chapitre 5 - Euro-obligation

     

    ( Déf. : Titre de créance représentant un emprunt libellé dans une monnaie différente du pays émetteur )

     

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 5/9

     

     

     

           Sans liaison à Strasbourg ni passion à Paris, après Toronto et Helsinki, l’ambitieuse Victoria a toujours la bougeotte... Pour apporter la touche finale à ses acquis, elle décide, si possible, d’intégrer durant ces deux prochaines années, la « Business Finance School ». Cette école de commerce londonienne offrait un prestige exactement proportionnel à la majesté de ses bâtiments. Si Victoria avait été téléportée les yeux fermés devant l’endroit, elle aurait pu croire être revenue à la magnificence de l’ère victorienne. Aussitôt, elle découvre une capitale toute en contrastes, mêlant avec harmonie les traditions solidement ancrées dans ses entrailles à toute la modernité émergeant en forme oblongue. Tout y est vie, dynamisme, création, potentialité, facilité, culture, et richesse... même le dimanche ! C’est une véritable fourmilière que Victoria s’approprie déjà avec gloutonnerie.

     

           Au cours de cette scolarité, Victoria ne rentre même plus à Paris pour la trêve hivernale : Alexandre est en Suisse, et ses parents se tiraillent de plus en plus. Caroline profite de quelques week-ends shopping à Londres pour voir sa fille, et Georges lui téléphone tous les quinze jours. C’est à cette occasion qu’il lui annonce qu’il a négocié avec Gordon une possible intégration dans l’équipe « Middle Office » chez « Bradley & Winston » dès la sortie de l’école :

    -   « Vic’, Tu te rends-tu compte ? Tu vas pouvoir travailler à la City, un des piliers majeurs de la finance mondiale. Puis-je confirmer ton accord à Gordon ?

    -   C’est bien la première fois que tu me demandes mon avis...

    -   Chérie, tu n’es plus une enfant... et j’essaye juste de t’aider à rentrer dans la cours des grands de la finance de ce monde... Ce serait une belle expérience... Qu’en penses-tu ?

    -   Why not... j’avoue que cela peut être enrichissant...

    -   Ça, c’est le mot juste, d’autant que si tu te débrouilles bien, Gordon pourrait t’initier au trading !

    -   OK, OK ... appelle Gordon...

    -   En revanche, tu vas devoir quitter ton campus à la fin du trimestre... As-tu déjà trouvé un nouvel hébergement, ou souhaites-tu que ...

    -   J’ai p’tre trouvé à louer chez l’habitant... une fille... Kimberley... qui cherche à louer une grande piaule pour arrondir ses fins de mois.

    -   D’accord ma Vic’, tu fais au mieux, mais s’il y a un souci, n’hésite pas...

    -   Je te tiens au courant, je t’embrasse P’pa

    -   Je t’embrasse aussi ma princesse. »

     

           À peine son dernier diplôme en poche, Victoria retrouve Gordon pour un déjeuner dans le quartier de la City. Âgé d’à peine quarante ans, c’est un homme qui inspire la confiance, sa réputation de self-made-man avec une belle réussite le précède. Il a fière allure, costume et cravate toujours tirés à quatre épingles. Il lui explique ses prochaines missions comme futur membre de l’équipe « Middle Office » de « B & W ». Elle veillera au bon fonctionnement des transactions dans les salles de marchés, en liaison directe avec le « Front » qui lui reste au contact direct des clients. Tout en étant confiant dans les aptitudes de Victoria, il tient à souligner d’emblée les nécessités impétueuses d’une résistance au stress, surtout quand les tendances sont baissières, et de la capacité de travailler dans l’extrême urgence en conservant une rigueur suprême. Désormais, Victoria pénétrait dans « la » forteresse au cœur de la ville, grouillante de milliers d’insectes fous voltigeant dans les feux d’un grand jeu de hasard capitalistique...

          

           Kimberley, vingt-cinq ans, vit seule dans un grand appartement au troisième du 62 Margaret Street. L’immeuble de pierres et de briques est sobre, les bow-windows semblent seuls pouvoir apporter la lumière entre tous ces bâtiments de cinq étages. En fin d’après-midi et une bonne partie de la nuit, elle est serveuse dans un bar au cœur de Soho à deux pas. La location de la grande chambre du fond inoccupée lui permettrait d’améliorer l’ordinaire. Kimberley, cheveux rouge clair, vêtue d’une jupe assez courte en jean sur des collants opaques à rayures rouges et noires, chaussée de rangers en tissu écossais rouge, d’un tee-shirt tirant la langue des Stones, ouvre la porte :

    -   « Salut, je suis Kimberley, mais tout le monde m’appelle Rose, dit-elle en montrant sa chevelure. Entre, je viens de faire du thé, tu en veux ?

    -   Bonjour... oui avec plaisir.

    -   Mets-toi à l’aise... euh... Victoria c’est ça ?... Tu le prends avec sucre et lait ?

    -   Victoria oui, et non merci, nature... ».

           Victoria s’assied sur un canapé recouvert sommairement d’un plaid vert foncé, rehaussé par deux coussins à l’effigie de l’Union Jack. Rose revient avec la théière et des mugs, les pose sur un coffre de bois faisant office de table basse, et s’installe en face dans un vieux fauteuil rouge défoncé.

    -   « Je te sers et on voit la chambre après ?... Tu es française... tu es arrivée depuis ?...

    -   Je suis à Londres depuis deux ans déjà

    -   Tu t’y plais ?

    -   J’adore cette ville, elle est bouillonnante et pleine de surprises. »

           Puis Rose se lève :

    -   « J’te montre la piaule ?... Tu sais elle est grande...»

    Elle se dirige vers un long couloir, à gauche la cuisine, montre en passant la salle de bain et les toilettes... au fond, la chambre destinée à Victoria. Assez spacieuse, décor spartiate en bric à brac.

    -   « Tu mettras la déco que tu veux, pas de souci... Tu sais, le soir tu seras au calme, je bosse jusqu’à 1 h 00 dans un bar sur Soho... et la fenêtre donne sur l’arrière, tu n’auras pas le bruit de la circulation. Ça te convient ?

    -   C’est parfait !

    -   Donc l’annonce disait 650 £ par mois payable d’avance, et si tu peux en cash, ça m’arrange. Tu es toujours OK ?

    -   Toujours OK... je peux m’installer quand ?

    -   Quand tu veux… aujourd’hui, demain... »

           Les filles convinrent de se retrouver le lendemain en fin de matinée. On sera vendredi, Victoria n’attaquait chez « B & W » que lundi ; cela lui laissait trois jours pour le transfert et son installation, fut-elle temporaire... Le look de Rose était assez surprenant, en total décalage avec le sien, mais en attendant, cela convenait... Victoria verrait ensuite...

     

           La plupart du temps, elles ne faisaient que se croiser ou presque, réussissant parfois à pique-niquer sur le coffre du salon de quelques douceurs chinoises les soirs où Rose ne travaillait pas. Les visites étaient rares, ou alors suffisamment discrètes pour qu’aucune d’elles n’en soit gênée. Le seul rendez-vous officiel se résumait à l’hebdomadaire et sympathique soirée théâtre que Rose organisait avec quatre copains-copines. Victoria restée plusieurs fois avec eux s’était essayée à déclamer quelques textes de leur composition. Il y avait la jeune et douce Mary âgée de vingt et un ans, vivant chez ses parents, qui faisait des études d’arts graphiques, souhaitait devenir styliste de mode, et dont le look « So British » tranchait avec celui de Rose. Le plus jeune des garçons se prénommait William, vingt-deux ans en fac littéraire, écrivait quelques textes, jouait de la basse mais n’avait pas d’idée précise quant à son avenir. Matthew, vingt-trois ans, avait un job de coursier, et il aidait parfois son père brocanteur à Camden. Il avait également la manie de récupérer tout un tas de vieilles ferrailles pour les souder, à ses heures perdues, en sculptures que son père revendait. Enfin, le plus âgé, Ronald, vingt-neuf ans, était un musicien plutôt complet qui vivotait de quelques exhibitions dans des bars de Soho et des environs grâce aux connaissances de Rose. Il savait jouer aussi bien du piano, de la guitare, de la trompette, composait ses musiques ou jouait des standards... et pourtant semblait en galère. Le petit groupe rêvait de grands spectacles, mais était réduit à quelques représentations au mieux dans des cafés ou des salles miteuses, mais le plus souvent sur des places ou dans les parcs. Malgré leurs difficultés financières, en dehors de Mary, il régnait au sein de cette joyeuse bande une ambiance d’émulation créative, d’explosives rigolades et de réconfort moral lorsque les creux s’accentuaient.

     

           Bien qu’absorbée par son job à la City, Victoria essayait d’assister, autant que faire se peut, aux exhibitions des « Soho's Overalls ». Leurs moyens étaient limités, mais leurs cœurs et leur plaisir de jouer ensemble gigantesques... Ils récitaient tour à tour des extraits de Shakespeare ou des créations de William sur la misère des enfants du monde qu’on les aurait crues sorties d’un livre de Charles Dickens... Chaque mois, comme convenu, Victoria payait cash son loyer et en profitait pour glisser quelques billets supplémentaires pour les « Soho’s O. »...

     

           Cette cohabitation se déroula sans encombre pendant deux années, jusqu’à ce soir de réunion théâtre au 62 Margaret Street où Victoria pour fêter sa nomination comme trader chez « B & W » arriva les bras chargés de fines victuailles et de bouteilles de champagne.

    -   « Ouah, qu’est-ce qu’on fête ?... demande Ronald

    -   Eh les mecs... on a signé sans le savoir un contrat d’un an au Coliseum Theater ! coupe William

    -   J’ai une grande nouvelle : j’ai pris du grade chez Bradley, et je passe de l’autre côté de la barrière, répond Victoria

    -   Du grade ? demande Rose

    -   Ouais ! Je deviens trader dans une semaine, je vais pouvoir faire un maximum d’opérations financières et enrichir la planète ! annonce fièrement Victoria.

    ... silence...

    -   En somme, tu vas faire partie de ceux qui enrichissent toujours plus les capitalistes et affament les trois-quarts de la planète en boursicotant sur le blé et le riz ? » coupe vivement Ronald.

     

           Soudainement, l’ambiance s’alourdit et coince les bulles du champagne dans leurs goulots... C’était comme si deux astéroïdes, voyageant sereinement côte à côte durant deux ans, entraient soudain en collision. Loin de créer une fusion, les discussions éclatèrent comme un feu d’artifice géant sur le tyrannique pouvoir de l’argent seul responsable de toutes les difficultés mondiales. La société de surconsommation qui ne prenait plus en compte depuis longtemps l’importance des valeurs humaines fut également mise sur la sellette. La création d’une organisation basée sur des notions purement économiques annihilant l’émergence d’une quelconque charité réduisait le bonheur à un avoir... Victoria ne pouvait se défendre contre tant d’arguments ; elle, qui avait tant de fois soutenu des oraux de thèses, restait soudainement sans voix.

     

           Dans les jours qui suivirent, Victoria trouva un nouvel appartement, et s’y installa seule avec encore des interrogations face à tant de rancœurs soudaines de la part de ses amis qui n’étaient pas sans savoir qu’elle bossait à la City. Elle réussit à reprendre plusieurs fois contact avec Mary, qui donnait quelques nouvelles des autres, ou indiquait les lieu et heure de leur prochain spectacle... Victoria les regardait de loin. Trois années se déroulèrent dans l’effervescence professionnelle transformant, à son tour, Victoria en insecte fou dans les lumières aveuglantes des marchés financiers. Alors, pourquoi en allant bosser ce matin-là, elle lut pour la première fois le slogan gribouillé sur les pancartes de manifestants silencieux devant les marches de la cathédrale Saint Paul : « Ne doutez jamais du fait qu’un petit groupe de gens réfléchis et engagés peut changer le monde »...

     

     

     

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