• * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 6/10

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 6/9

     

     

    Chapitre 6 - Krach

    ( Déf. : Effondrement brutal des valorisations d'actifs à la suite d'un afflux massif d'ordres de vente )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 6/9

     

     

     

           Dès 20 h 45, les premiers invités arrivent, à leur tour, pénètrent dans ce hall dégagé sous ce ciel étoilé des mille feux du lustre de cristal, paresseusement confient leurs manteaux au personnel chargé du vestiaire. Bercés par leurs conversations discrètes et leurs rires entendus, ils empruntent à loisir les escaliers de marbre ou l’ascenseur. Au premier étage, ils sont courtoisement dirigés par des valets de pied noirs et blancs tels des pingouins vers la salle de réception. Une douce musique d’un quatuor à cordes les accueille dès l’entrée. Georges Berton et Gordon Bradley tout sourire jouent également de concert entre poignées de mains chaleureuses et accolades polies accompagnées de « Cher Ami, quel plaisir de vous voir »... à chaque nouvelle arrivée. Leurs épouses, légèrement figées, restent en arrière comme de jolies plantes discrètement cachées derrière de jolies rangées de dents plus blanches que leurs colliers de perles fines. Tous s’égrainent seuls ou en couples au gré des visages connus ou qu’il leur serait nécessaire de reconnaître. D’autres en profitent pour harponner une coupe de champagne en passant. Certaines grappes sont déjà formées aux abords des longs buffets, picorent du bout des doigts, minaudent ou croquent en riant fort dans cette avalanche colorée de victuailles, les verres se vident puis se remplissent en cascade... Déjà, les voix et les rires couvrent déjà le pleur des archets.

     

           Victoria entre à son tour dans son tailleur-pantalon d’un noir très sobre, à nouveau sec, simplement rehaussé d’un carré de soie uni de couleur rose pâle, enchâssée sur de noirs escarpins à talons plats. Cela tranche littéralement avec les tenues froufroutantes, vaporeuses et colorées de toutes ces dames, lui valant, au creux de l’oreille, une réflexion de son père. En l’attrapant par le bras, il l’intercale entre Gordon et lui :

    -   « Tu aurais pu te changer bon sang, tu es d’une tristesse à mourir !....

    -   Je pensais que la simplicité ferait plus sérieux et plus pro... Ce n’est pas ce que tu souhaitais ?...

    -   Bonsoir cher ami, je vous présente ma fille Victoria qui devrait vous faire réaliser des profits magiques... Vous verrez cela avec elle tout à l’heure... Bien sûr ma chérie, tu pris ton agenda avec toi ?... »

    ... rires et sourires de bon aloi ...

     

           L’ensemble des invités semblant désormais présents, Georges Berton fait signe aux musiciens d’arrêter de jouer. Gordon se dirige déjà vers le micro accroché à un pupitre de plexiglas installé sur une petite estrade.

    -   «  S’il vous plaît...

    -   Chut chut...

    -   S’il vous plaît... Messieurs les Administrateurs, Chers Âamis, Très chers clients, Mesdames et Messieurs, je suis enchanté de vous accueillir ce soir dans notre établissement parisien, heureux de constater que le mauvais temps n’aura pas eu le dernier mot dans cette négociation de fin de journée... (rires de l’assistance...).

    Gordon se racle la gorge, et poursuit :

    -   C’est toujours un réel plaisir de que mettre enfin des visages sur des portefeuilles bien remplis et des courbes de profit exponentielles, n’est-ce pas Richard... (... rires à nouveau...), tu as quelque chose à ajouter Robert ?... (faisant mine de les montrer du doigt)... car il y a des hommes qui se cachent derrières ces profits et ces résultats. Vous les bienheureux bénéficiaires mais également tous nos collaborateurs qui se saignent aux quatre veines pour être en permanence à l’affût du moindre signe avant-coureur. Les rumeurs d’OPA ou de fusion-acquisitions, les moindres rebondissements de marchés leur permettent de guider au mieux vos investissements. Je voudrais vous applaudir tous chaleureusement et vous demanderais de vous associer à moi pour vous applaudir également. Nous sommes une grande famille et ne pouvons rien les uns sans les autres. Bravo à tous... »

     

    Tout l’auditoire se mit à acclamer à l’unisson, sans doute moins Gordon que leur propre ego ainsi flatté.

    -   « Merci à vous... merci... J’ai eu la chance immense de travailler avec celle par qui votre bonheur va être décuplé... Si je l’ai choisie à mes côtés à Londres, ce n’est pas tant parce qu’elle est la fille de notre cher Président parisien... (... sourires...) C’est son prodigieux parcours qui m’a interpellé... Le Bac C avec mention très bien en poche, neuf années d’intenses études à sciences po Strasbourg, un Master « Finance d’Entreprise et Pratique des Marchés Financiers », puis à Londres pour deux ans à la prestigieuse « Business Finance School », ponctués là encore d’un indéniable succès... Notre cher Georges ayant accepté, et Victoria aussi bien sûr, elle est venue renforcer mon équipe « Middle Office ». Sa rigueur, sa ténacité et surtout l’intelligibilité de Victoria dans la lecture et le décodage des chiffres m’ont amené à la passer trader, poste qu’elle a tenu avec brio... Elle ne sait pas faire autrement de toutes les façons... Aujourd’hui, elle regagne Paris et je tenais à vous annoncer personnellement sa nomination, sur décision à l’unanimité du Conseil d’Administration, en tant que Directrice des portefeuilles marchés à courts termes... Mesdames, Messieurs... sous vos applaudissements, je vous demanderai d’accueillir à mes côtés Mademoiselle Victoria Berton... ».

     

           Les premières acclamations nourries, entrecoupées de « bravo » parentaux, couvrent déjà sa fin de phrase... Victoria s’avance vers le pupitre, esquisse un discret sourire à l’assemblée, et, à son tour, se racle légèrement la gorge :

    -   «  Bonsoir à tous... merci pour cette élogieuse présentation...

    Elle marque une pause avant de poursuivre :

    -   «  Je vais avoir effectivement le plaisir de travailler dans des petites salles de marchés... et sans nul doute... à très très court terme... comme vous l’a annoncé Gordon... Ce soir... ce soir et sans aucun regret de ma part, je peux vous affirmer que cela se fera... mais pas dans ce lieu et ... pas avec vous... (l’interrogation monte de la salle)... Effectivement, j’ai pris ce que je crois être la sage décision de décliner l’offre de « Bradley & Berton »... Dans cette enveloppe ma lettre de refus que je remets au Président juste après cette annonce.

    Des murmures montent déjà de l’assistance...

    -   Vic’ ! Mais... Que... Comment... Comment ... ? s’exclame Georges presque déjà rouge s’approche de l’estrade :

    -   «  Qui t’a proposé un autre poste ?... Qui ?... Explique-toi !

    -   ... Parce que...

    Après une longue respiration et lent soupir comme pour s’aider à se lancer dans un monologue long et cinglant :

    -   ... Parce que le hasard m’a permis de rencontrer des gens simples et passionnés et cela m’a ouvert les yeux différemment sur ma propre vie. Ils travaillent comme des malades et osent montrer dans des salles minuscules que vous jugeriez minables ou dans les rues ce qu'ils pensent être un talent. Ils espèrent tous en vivre un jour. Certains continuent leurs petits jobs à deux balles, d’autres au contraire ont laissé une vie bien rangée pour partir sur le chemin de l'aventure. Je les admire. Leurs yeux sont remplis de rêves, et leurs yeux sont beaux, leurs rêves sublimes. Ça fait carrément du bien à l’âme de les découvrir. Cela change des gueules de... Cela change des gueules de pouvoir d'achat, ces grises mines confortablement assises sur leur coussin financier grassouillet, mais qui pètent de trouille au moindre vent d’incertitude et sont prêts à tuer tout ce qui pourrait mettre en péril leur situation. Personne, oui... ils ne sont personne... qu'ils restent ainsi. Je choisis le rêve et la déraison. Je préfère qu'on exploite son talent plutôt qu'exploiter des humains pour les faire cracher leur peine et produire de l'argent. Sur ce, Mesdames, Messieurs, je vous propose de profiter largement du buffet, c’est gratuit et je vous souhaite une agréable fin de soirée... Bonsoir... »

     

           Gordon et un autre administrateur retiennent déjà son père en retrait. Victoria descend de l’estrade, traverse la salle sans mot ni regard sous un silence de plomb. L’assemblée consciente de l’effet torpille de cette annonce retient son souffle et ne pipe mot. Seule Caroline s’approche d’elle, lui attrape furtivement la main. Elle a à peine le temps d’embrasser sa fille, que celle-ci a déjà franchi la porte... Sans nul doute, l’orage de cette fin d’après-midi devait avoir oublié un ou deux coups de tonnerre pour les réserver à cette belle assemblée. La foudre aurait pu tomber en plein milieu des petits fours et du champagne que le résultat n’eut pas été différent... Georges Berton vocifère tant et plus, exigeant dans la seconde que sur le champ que l’on s’enquiert de trouver qui avait pu sur la place de Paris débaucher aussi cavalièrement sa fille... Puis dans la minute qui suivait, il déclame haut et fort qu’il venait de perdre son deuxième enfant... qu’elle était indigne de sa confiance... qu’elle n’avait pas intérêt à se représenter devant lui...

     

           À bientôt trente ans, Victoria va franchir la porte de « Bradley & Berton » sans doute pour la dernière fois. Caroline tente de la retenir en vain, Victoria était déjà au pied de l’horrible escalier :

    -   « Je t’appelle plus tard à la galerie, maman...

    -   Donne-moi vite de tes nouvelles, je t’aime ma chérie...

    -   Promis ... je t’aime aussi maman. »

     

           Georges Berton, comme un boulet de canon, regagnait déjà son bureau du quatrième en claquant la porte. Gordon excusait l’incroyable événement auprès des convives qui quittaient la salle dans l’incompréhension la plus totale. Le ronronnement des rumeurs s’entendait déjà monter du vestiaire au pied de l’escalier. Gordon se dirigea vers les musiciens :

    -   « Merci messieurs, mais je crois que vous pouvez remballer, la fête est finie... ».

     

           Après avoir raccompagné également le plus dignement possible les derniers invités jusqu’à la porte d’entrée, excusé à nouveau la tournure des événements, Madame Berton retrouve Georges dans son bureau où elle le sait réfugié comme dans une sombre tanière.

    -   «  Incroyable ce que cette fille est capable de faire... du meilleur comme du pire... j’ai l’impression d’être humilié en public... devant les Administrateurs... pire sans doute... les clients les plus importants... Je la croyais stable, rigoureuse...  c’est terminé !... Elle veut disparaître, et bien qu’elle disparaisse... qu’elle aille faire le guignol, avec on ne sait même pas qui d’ailleurs ! Ah si... avec personne !... Et toi bien sûr, comme pour Alexandre, tu devais être au courant de quelque chose et tu ne m’as rien dit !... Je reconnais bien là ta perfidie, toujours à œuvrer en souterrain !

    -   D’abord, mon ami, je te prie de mesurer immédiatement tes propos à mon égard. Je t’assure que non, je suis aussi abasourdie que toi... Elle a certainement du mal à supporter toutes ces années de rigueur, de sommes de travail, ces accumulations d’études et de diplômes la privant de sa jeunesse...

    -   Jeunesse, privations... j’en ai eu aussi des privations, et j’ai serré les dents ! Elle est bien belle oui la jeunesse... Aujourd’hui, le travail et l’argent sont les seules valeurs solides... la vie n’est pas un jeu, on doit tous assumer ses responsabilités ! Quand Victoria aura un môme... elle lui donnera quoi à manger ?... des nez rouges en plastique ?

    -   Comprends-la... donne un peu de souplesse à ta rigueur intellectuelle... toi aussi tu devrais...

    -   Assez ! ... Ma rigueur intellectuelle, mon manque de souplesse d’esprit... J’en ai assez de ces reproches permanents et de tes éternels sous-entendus... à t’entendre je pourrais croire que je ne fais jamais rien de bien ! Laisse-moi maintenant !... »

     

    Et après un instant :

    -   « Caroline ... pardon... mais je crois que nos avis, comme nos vies d’ailleurs, divergent chaque jour davantage ... Alors maintenant, laisse-moi... S’il te plaît...

    -   En effet, ces luttes perpétuelles avec toi me fatiguent. Bonsoir...  »

     

           Caroline quitte le bureau sans un mot, descend lentement le grand escalier comme si son corps portait tout le poids de cette soirée et la tournure qu’avaient pris les événements. Sa main glisse mollement sur la rampe sans vraiment la tenir. Elle reprend son manteau au vestiaire dans le hall, n’entend pas les « Bonsoir Madame Berton » polis du personnel encore présent et affairé à remettre de l’ordre... Dans la cour, Caroline ouvre la portière arrière de sa voiture, jette ses affaires en vrac sur la banquette, monte à l’avant et met le contact. Antoine saluera sans plus de réponse sa sortie... Déjà la voiture s’engouffre dans l’avenue et file vers La Madeleine... Seul le rétroviseur intérieur de l’Audi pouvait apercevoir cette larme silencieuse.

     

     

     .../...

     

     

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