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    * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 1/8

     

     

           Paris, 18 h 34 – Après avoir enfilé son intégral, baissé la visière, ajusté le velcro de ses gants, entendu le léger « clonk » du premier rapport dans le jour qui tombait, la sortie de la ville par les quais sud et le périphérique lui permettrait de se jouer facilement des voitures rentrant docilement vers leur garage, pour quitter le cloaque de la métropole. Agnès, elle, ne savait absolument pas où la route allait la mener, ou plutôt si, mais ce n’était pas tant la destination qui importait, que la vitesse à laquelle elle allait pouvoir flirter avec l’asphalte. L’envie de tout plaquer et disparaître l’avait envahie comme un dégoût qui vous retourne l’estomac et vous remonte dans la gorge. Ou était-ce le profond désir de reprendre la main sur sa vie, ou encore celui de déguster à nouveau le temps de la jeunesse impétueuse et ignorante ? Instinctivement, elle avait enfourché sa moto et pris la direction de l’autoroute du sud. La vitesse était une sorte de valeur refuge lui permettant de se vider la tête, d’évacuer sa rage au fur et à mesure qu’elle essorait la poignée. Cette fois, la fureur lui oppressait tellement le cœur qu’elle ne savait pas encore vers où guider son destin, aucune décision n’était prise. Agnès avait un tempérament de feu et connaissait les vives réactions dont elle était capable, elle aussi montait aisément dans les tours. Il lui fallait partir loin, seule, pour réfléchir, et sans gamberger vainement si elle le pouvait...

     

           Passé Arcueil, déjà l’A6a lui permettait de mettre les gaz du monstrueux V4 de sa bonne vieille V-Max qui ronflait à merveille ; les genoux à la base des écopes transmettaient à tout son corps les douces vibrations de la mécanique. Le phare déchiffrait les premières trajectoires, troisième rapport 115 km/h... encore quelques kilomètres pour laisser derrière elle les dernières charrettes effarouchées par les radars fixes, et les chevaux pourront se lâcher. Cramponnée au guidon, calée contre le dosseret de la selle, Agnès n’avait pas la moindre envie de calmer sa machine, cinquième rapport 160 km/h... la moto s’arrachait du bitume avec aisance, et montait sans broncher dans les régimes. Au sixième rapport, elle s’approchait des 180. Bientôt à l’heure avancée de la nuit, la maréchaussée dormirait, et Agnès fera la nique aux radars qui pourront la flasher, elle s’en moquait.

           Avant la Fac, elle avait pas mal traîné avec des motards plus âgés, adoré toutes ces balades en bande, participé à quelques concentrations où elle avait apprécié l’ambiance et l’état d’esprit qui régnait dans ce genre de manifestation. Très vite, elle avait eu un faible pour les gros cubes ronronnant de ses potes : 1300 Kawa, 1100 Goldwing, la sportive 1100 Guzzi ou cette 1100 Yam gris métal magnifiquement carénée en Allemagne...  dont les noms à eux seuls étaient déjà autant d’invitations aux voyages. à 18 ans, le permis de conduire moto s’était imposé pour ce garçon manqué. Ce fut, enfin, une 750 Four d’occase et les premiers plaisirs de la conduite, sentir la bécane entre ses cuisses, faire corps avec elle, c’était une sensation que l’automobile ne pouvait permettre aussi intensément. Négocier les virages dans lesquels le duo corps-engin se penche, les accélérations qui peuvent parfois vous visser les yeux au fond du casque, la satisfaction des dépassements, même si depuis, dans Paris il n’était pas toujours évident de se faufiler avec la V-Max. Ce qu’Agnès aimait par-dessus tout était le sentiment de liberté que procurait ce mode de déplacement, malgré le casque et la nécessité de se caparaçonner, elle roulait vite et à l’air libre. Cette ivresse faisait naître en elle ces sensations de grandeur et de puissance, mêlées à l’adrénaline des dangers de la technologie qu’elle chevauchait. Cela la rapprochait d’Icare dans une espèce de vol à l’horizontale. Icare... elle lui ressemblait bien ce soir ; elle « volait » pour sortir du dédale de sa cervelle.

           La nuit était le plus souvent une période propice pour réfléchir quand elle ne savait quelle issue donner à une situation. Ce soir, réflexions, tenants et aboutissants défilaient dans son cerveau aussi vite que le goudron sous ses roues. Il fallait mettre un terme à ces situations qui lui pesaient si lourdement sur les épaules. Comme d’habitude, pour clarifier ses idées, le besoin de tout analyser et d’assembler toutes les pièces du puzzle, avant de brosser un bilan trop rapide, était impérieux. Curieuse de tout, cherchant toujours de nouveaux moyens pour accéder à la connaissance, elle avait une facilité d’observation, disséquait toute situation à merveille et avait un sens pratique aiguisé. Juste et précise dans son expression des choses et des événements, elle ne pouvait se détacher du souci permanent de tout cerner méticuleusement. Même dans son boulot, Agnès, rarement prolixe, s’efforçait d’accorder au mieux le rythme de ses phrases à celui de sa pensée et de trouver le terme exact souhaité. En cas de divergence de points de vue, pour tenter de découvrir « sa»  vérité, elle éliminait toutes les suppositions qu’elle présumait fausses jusqu’à ce qu’il ne reste que, selon elle, la « bonne » hypothèse ; elle associait ou évinçait sans fantaisie, avec une méthodique application. Cette attitude perpétuellement critique, sévère parfois, souvent sans indulgence surtout à son égard, renforçait son apparence froide et détachée. Bien que maniant l’humour, parfois grinçant, avec adresse, Agnès n’était pas d’un naturel gai et optimiste, souvent en retrait et méfiante, avec un goût peu manifeste pour la vie en général. Il lui arrivait bien sûr d’en apprécier quelques jouissances de façon épidermique ; pourtant, le plus souvent elle s’emportait avec une rage intestine contre cette vie qu’elle ne maîtrisait pas totalement. Ce hurlement contenu devenait alors un cri intérieur d’orgueil et de souffrance.

     

           Les rares personnes qui la connaissaient mieux, après un exercice volontaire, long et difficile, savaient que derrière ce masque de glace et ce malaise permanent, se cachaient des trésors de compassion véritable et discrète, que l’on pouvait compter sur Agnès si tant est que l’on eût besoin d’elle. À l’inverse, elle-même dans l’embarras savait habituellement se montrer d’une habilité soudaine, parfois abrupte et surprenant son entourage. Elle ne se plaignait que rarement, sinon pour des petites choses, et n’avait au grand jamais besoin d’aucune aide extérieure, la faisant sienne comme un nouveau défi.

     

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    * L'ENCRIER * « Lunaison »

     

     

     

    Drôle de jour argenté de lune, nappant le jardin,

    Dégoulinant des arbres et léchant la façade,

    Le silence laiteux glissait dans les persiennes.

    Il était nuit pourtant, et je ne dormais point.

     

    Enrobée de couverture, assise sur le banc,

    Je bus ce non-temps, oublié des vacarmes,

    Le regard éperdu dans le ciel endormi

    Il était nuit pourtant, et je ne rêvais pas.

     

    J’attendais les grands vents, ou le bruit de la brume.

    J’épiais les verts frissons, et la plainte animale,

    Les oreilles arrimées au plus petit sursaut.

    Il était nuit pourtant, et je n’espérais rien.

     

    Entre ombres et halo, sans humeur ni amer,

    Quiétude recouvrance, et limpide renaissance,

    L’esprit apaisé par cette clarté polaire.

    Il était nuit pourtant, et ne me hanterai plus.

     

     

     

    Anna - 29 Octobre 2015

     

     

     

     

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    * L'ENCRIER * « L’Horloge de Gédéon »

     

     

     

    Dans un angle du salon, Gédéon avait une comtoise. Après les domesticités dissonantes de la journée, il s’installait pour lire dans un large fauteuil. En face, le tic répondait au tac à intervalles réguliers, comme on rythme son pas sur les battements d’un cœur familier. Au soir, la lueur de la lampe copiait inlassablement le balancement du cuivre. Alors, sur les lames du plancher, le temps doré dessinait un arc de cercle proportionné. Il s’égrainait hypnotique en amples respirations, telles les ondulations d’un sein maternel où l’on pose la tête pour mieux s’endormir. Jusque-là, ce chant apaisait.

    Après un frugal dîner puis quelques ablutions, comme d’habitude, Gédéon se cala de deux coussins et reprit son livre. Il releva soudain les yeux vers l’horloge, il était presque minuit. Tic-tac... Malgré quelques coups ça et là, le meuble était encore d’une assez belle facture et les mécanismes toujours bien huilés. Pourtant, allez savoir pourquoi ce soir-là, la magie n’exerçait plus. Tic-tac enflait entre ses tempes, lui martelant la cervelle tel le bruit des bottes d’un défilé militaire. L’imperturbable couplet devenait insupportable, il n’avait que trop duré. Sans bouger ni frémir, la décision fut prise.

    Le lendemain, à midi, Gédéon saisit la clé ouvrant la porte vitrée. D’une main ferme, il captura le balancier et l’arrêta sans l’ombre d’une hésitation. La comtoise se tut. Plus de compte à rendre aux minutes ni aux heures. De nouveau, il s’était libéré ! Il en profita le soir même, et tous les jours suivants. Il s’enivra de rires et de farces nées rouges, comme un insecte bourdonnant dans les incandescences noctambules. Les hiers et les demains, plus rien n’avait d’importance.

     

    Gédéon redevenait le maître du temps. Les mois passèrent. La pause s’allongea suivant les courbes de son propre espace.

     

    Une nuit, le sommeil tardait à emporter Gédéon. Il réfléchissait. Il avait bien rempli sa vie. Tel un éternel adolescent, il s’était ri de tout. Se soûlant de chaque grain, surmontant le moindre affront, éparpillant au vent toute semence, se moquant des qu’en pensera-t-on, et se grisant à la chaleur de ses envies. Assis dans son lit, il eut, pourtant, une sorte de pincement. Le vieux contempla le vide boiteux accroché aux murs de la chambre. Le silence montait toujours du salon, il se faisait pesant. Gédéon s’était perdu dans les méandres de ses propres contre-addictions. Drôle de millésime que ces gorgées bues en vain.

     

    Quelques jours plus tard, Gédéon maugréait. Impossible, il ne l’avait pas jetée ! Forcément, elle ne pouvait être bien loin... Il avait retourné le moindre coin, il ne la trouvait plus. Qu’avait-il bien pu faire de la clé ? Sans elle, il ne saurait remettre le balancier en route. C’est que, désormais, le temps s’effilochait, il n’en avait guère devant lui. La porte vitrée ne cédait pas, elle réclamait sa clé. Après moult recherches, il remit la main dessus. Il pensait pouvoir, d’un petit geste, juste du bout des doigts, ranimer le mouvement. Il lui fallut plusieurs tentatives. Une fois le dîner et la toilette terminés, Gédéon prit place, avec un livre, entre les coussins. Il dressa soudain les oreilles en direction de l’horloge. L’harmonie semblait familière, pourtant... Tic-tac-tac... Tic-tac-tac... Le battement claudiquait. La pause silencieuse, devenue intemporel arrêt, avait déformé l’arc doré dessiné à ses pieds. La mesure s’était étirée, telle une chatte solitaire qui avait pris ses aises. Les notes de la gamme s’étaient distendues, les noires ne succédaient plus aux blanches en rythme régulier. Il se leva d’un coup. Dans le ventre de la comtoise, il passa la nuit à régler grammes et contrepoids. Tic-tac-tic... Tic-tac-tic... À nouveau penché sur le mécanisme, il ajusta les rouages. Nul besoin d’être horloger, pour savoir que l’on ne rattrape jamais le temps que l’on a perdu. Il crut devenir fou, s’apercevant que le chant d’hier faisait des faux. Il était grand temps... pour quelqu’un qui avait pris tout le sien. Puisqu’il en était ainsi, il se promit de céder la maudite à la prochaine brocante !

    Ce qui était dit fut fait. Au milieu de vieux livres et un tas de bric-à-brac, trônait l’horloge réprouvée. Un homme vint à chiner, et l’affaire fut rondement entendue... Il fallait préciser... l’individu, pianiste de jazz, avait l’oreille musicale.

     

    Pierre avait une comtoise, là... dans l’angle du salon.

    Tic-tic-tac ! Tic-tic-tac !

     

     

    Anna – 26 Août 2014 

     

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    * L'ENCRIER * « Premiers Frissons »

     

     

    Après la nuit sans lune calfatant tous les chants,

    Après le vent sournois s’en sifflant sous l’ardoise,

    Dans la froidure des matinées d’automne,

    Le brouillard, sourd, alourdira la haie,

    Dissipant de sa poisse l’horizon indécis.

     

    Le bocage dissous en voile gouttelettes,

    Tel un visage à l’ombre des moucharabiés,

    Renaîtra lentement au soleil refaisant surface.

    Alors, mille diamants étincelleront la plaine,

    Sans fin.

     

     

    Anna – « Petites Pages Castelvalériennes » - 9 Octobre 2015

     

     

     

     

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    L'ENCRIER * « Scrapbooking »

    René MAGRITTE - « Variation de la Victoire » - 1965 

     

     

     

    Arracher le jute occultant ces fenêtres de moi, dégrafer les planches amarrées à leurs sœurs. Filer en courant d’ailes, telle une fragrance avide d’oxygène. Les échardes ne renoncent pas aisément ; elles cicatriseront, pourtant, comme la peau de mes chagrins. Déserter les ombres de ce couloir empourpré, galerie aux pensées calcinées où se frôlaient vivants apathiques et morts s’ignorants. Abandonner son âme inquiète aux désenchanteurs fantômes. Avec sang-froid, laisser ces nuages de cendre virevolter dans le salon désert.

     

    Succomber à l’air du carreau manquant.

     

     

    Libre et gabare, emporter le meilleur et glisser sous le vent. Pour seule besace, la mémoire du cœur et oublier le reste. Plonger à mains nues dans l’inconnu, exulter les poussières de lumières qui dansent sur les tambours d’automne. Déterrer goulûment les feux de tous les prochains hivers. Réveiller l’arc-en-ciel des murs, et renaître chaque matin, tel un désir fou.

     

    Indomptablement.

     

     

     

     

     

    Anna – 6 Octobre 2015 

     

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