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    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 7/9

     

     

    Chapitre 7 - Produit dérivé

     

    ( Déf. : Contrat à valeur fluctuante selon l’évolution du taux, ne requérant aucun placement initial et dont le règlement s’effectue à une date future )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 7/9

     

     

     

     

     

           À la sortie du bureau, si le temps lui était favorable, Dorothée aimait s’installer avec un livre au bord du grand bassin du jardin des Tuileries, qu’elle devait traverser avant de reprendre le métro. Rien ne la pressait pour rentrer dans son petit appartement à Vincennes. La lecture s’était révélée comme une bénéfique échappatoire durant les dernières années troublées de sa vie d’épouse. La première fois, le hasard avait porté sa main sur un roman de Bernard Simiot qui l’avait fait naviguer avec la compagnie des Indes et ressentir les vigoureux embruns sur ces visages malouins... Depuis son divorce, elle voyageait... dans le Paris de 1861 avec Anne-Marie, dans les rues de Moscou de 1991 avec Nina, dans la sierra de Teruel de 1936 avec Soledad... Parfois, dans le rouge couchant au-dessus de la Concorde, elle se bouleversait avec Hugo, Zola ou Baudelaire... La littérature devenait le succédané de sa vie morose et solitaire, où aucun relief ne lui permettait de s’agripper.

     

           En cette fin d’après-midi, assise sur le fauteuil métallique vert pomme des Tuileries, elle regarde l’écran de son téléphone portable... point le cœur à la lecture... excepté la liste de noms de l’annuaire...

    -   «  Bonjour, vous êtes sur le répondeur d’Georges Berton, indisponible pour le moment, merci de bien vouloir laisser vos coordonnées et le motif de votre appel. Je vous rappellerai dans les plus brefs délais...

    -   Georges, c’est moi... rappelle-moi dès que tu pourras... c’est important, il faut que l’on se voit. Je t’embrasse ».

    Le cœur serré, Dorothée avait quitté les jardins, « Ligne 1 - Château de Vincennes », puis attendu dans la pénombre de son salon la vibration tant espérée. Vers 23 h 30, un frisson aigu dans sa main la sortit de sa somnolence, et lut « HB »

    -   « Bonsoir, merci de me rappeler

    -   Dothy ? Que se passe-t-il ? Comment vas-tu ?

    -   Georges, il faut que l’on se voie rapidement, j’ai quelque chose d’important à t’annoncer...

    -   À m’annoncer ?... Quoi donc...

    -   S’il te plaît, je préfère t’en parler de vive voix...

    -   D’accord, attends euh... je regarde... oui, si tu veux demain soir je peux m’arranger... Veux-tu que l’on se retrouve à notre petit resto vers 21 h 00 ?

    -   Ça marche... à demain soir alors... 

    -   Tu m’inquiètes, tu es sûre que tout va bien ? 

    -   Oui oui, on en parle demain... 

    -   Bonne nuit, à demain

    -   Douce nuit à toi, je t’embrasse. »

     

           À deux pas du château, le lendemain, Georges et Dorothée se retrouvent dans la douceur de l’intimité voûtée du restaurant où ils aimaient se rejoindre. Les murs en pierre, les poutres apparentes, les lueurs vacillantes des bougies complétaient l’onctuosité de leur pause en aparté.

    -   « Madame, Monsieur, bonsoir... voici la carte... prendrez-vous un apéritif ?

    -   Je veux bien un jus d’orange - répond Dorothée

    -   Ah ?... Pas de champagne ce soir ... Alors un jus d’orange et un bourbon sans glace, merci... »

    Georges prend la main de Dorothée :

    -   Alors ma douce, qu’as-tu à m’annoncer ?

    -   Georges... C’est grave...  Je suis enceinte... enfin le test est positif...

    -   C’est... euh... enceinte ? Mais je croyais que...

    -   Oui, moi aussi... le médecin m’avait certifié qu’après la fausse couche je ne pourrais plus avoir d’enfant... mais là... j’avais du retard... j’ai fini par acheter un test en pharmacie... il y a trois jours, c’était positif... comme celui d’hier matin...

    -   Bin mince alors... c’est incroyablement formidable ! Un bébé...

    -   Tu n’es pas fâché ?... Je pensais que tu aurais préféré que...

    -   Que quoi ?... Que tu avortes ?... Ah non alors, je respecte trop la vie... un petit bout de chou de toi... quel bonheur...

     

           Le dîner se termina dans la quiétude de cette annonce ouateuse. Georges raccompagna Dorothée jusqu’à son appartement, s’y attarda un peu et reprit le chemin de Paris. Si on lui avait prédit, il y a un an, qu’il ferait la connaissance de Dorothée, la secrétaire de Richard au quai d’Orsay, alors qu’il allait y demander la faveur d’un stage pour Victoria... puis le besoin de trouver mille et un prétextes pour y retourner plusieurs fois... leurs quinze années de différence et déjà leur premier long baiser dans le « Fer à Cheval » du jardin des Tuileries... ils avaient même ri de ce baiser porte-bonheur... et là, maintenant... il venait d’avoir cinquante et un ans et allait à nouveau être père... un enfant... c’était fabuleusement délicieux...

     

           Mais, avec Dorothée, tout était fabuleusement délicieux, son grand sourire, ses yeux verts pétillants sous sa frange brune, la douceur de sa voix... Georges lui avait avoué un soir qu’elle était son havre de paix... En réalité, il savait que cela allait bien au-delà de sa discrétion commode pour une escapade extraconjugale, et de sa douceur incomparable pour une pause plaisir au milieu des tourbillons de sa vie. Dorothée était réellement différente.

     

           Au début, Georges avait mis la réserve dont elle faisait preuve sous le signe du charisme qu’il pouvait dégager étant donné son âge, sa corpulence et son statut, puis lors de leurs premiers tête-à-tête comme de la timidité, il n’en était rien. Dorothée écoutait beaucoup plus qu’elle ne parlait. Selon elle, c’était pour cela que l’on avait une bouche et deux oreilles : pour écouter deux fois plus et apprendre cent fois plus des autres. Georges avait trouvé la formule amusante. Dorothée s’intéressait à tous les sujets de discussion, toujours curieuse d’assimiler de nouvelles connaissances ou d’approfondir ce qu’elle savait déjà. Georges avait été très sensible à cet appétit intellectuel. Mais ce qui le surprenait le plus était la capacité qu’avait Dorothée de toujours trouver du positif en tout et de s’y accrocher ; derrière un petit défaut, il y avait forcément une grande qualité. Leurs conversations pouvaient durer des heures. Dothy était aux antipodes de Caroline qui jugeait tout, tout le monde, et restait irrémédiablement dans l’Art avec un grand « A » ou le sens esthétique des choses...

     

           Dorothée s’était attristée quand elle avait appris qu’Georges n’avait pas accepté qu’Alexandre veuille faire de la danse classique :

    -   « Il n’y a pas de honte à vouloir faire le métier que l’on aime, au contraire... avait-elle dit.

    -   Oui mais de la danse classique pour un garçon... y a plus viril...

    -   Tu as certainement raison, pourtant on peut voir aussi la danse comme un sport qui demande, tout comme les autres, des heures d’entraînement. Cela ne doit pas être facile tous les jours, il faut de la persévérance pour réussir.

    -   J’espérais tant qu’il suive ma trace...

    -   Ton Alexandre a le droit à la différence, et on s’enrichit toujours de la distinction des autres, cela crée une argumentation constructive des deux côtés, à la condition de ne pas vouloir modeler l’autre à son image... En plus, il reste ton fils, que tu le veuilles ou non... ».

     

           Toutes ces discussions faisaient beaucoup réfléchir Georges sur lui-même, sa façon de se comporter avec ses propres enfants ou avec les autres personnes qu’il côtoyait, certains de ses avis s’en voyaient enrichis d’arguments complémentaires. Il appréciait énormément ces longs dialogues avec Dorothée. En revanche, il se sentait toujours aussi maladroit pour lui exprimer simplement les émotions qui pouvaient l’envahir au plus profond de son âme, trop pudique pour laisser dire le plus profond de son cœur. Lui qui était un homme maîtrisant parfaitement le sens des mots et capable de discours concis et clairs, Georges se sentait empêtré dans l’expression de ses sentiments amoureux. Il était comme un enfant recevant à Noël un cadeau trop grand pour ses bras qui, hébété, ne saurait pas par où le prendre. Dorothée, telle une habile musicienne, avait la clé du langage des silences et des soupirs, ce qui était agréable. Il pressentait pourtant que la présence de Dorothée lui était nécessaire, qu’avec elle, il touchait peut-être réellement le bonheur du bout des doigts et qu’il avait envie de traverser la vie à son bras.

     

           Cette future naissance résonnait alors comme le signal d’une nouvelle chance. Georges décidait de s’intéresser vraiment aux désirs de ses deux enfants Victoria et Alexandre. Il devait les soutenir dans leurs projets autant que faire se peut, sans compter le petit dernier. A contrario, il subodorait que la vie commune avec Caroline arrivait à son terme, trop de distance les séparait désormais et il lui devait la vérité. Un cycle de vie venait de tourner sa page.

     

     

     

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    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 6/9

     

     

    Chapitre 6 - Krach

    ( Déf. : Effondrement brutal des valorisations d'actifs à la suite d'un afflux massif d'ordres de vente )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 6/9

     

     

     

           Dès 20 h 45, les premiers invités arrivent, à leur tour, pénètrent dans ce hall dégagé sous ce ciel étoilé des mille feux du lustre de cristal, paresseusement confient leurs manteaux au personnel chargé du vestiaire. Bercés par leurs conversations discrètes et leurs rires entendus, ils empruntent à loisir les escaliers de marbre ou l’ascenseur. Au premier étage, ils sont courtoisement dirigés par des valets de pied noirs et blancs tels des pingouins vers la salle de réception. Une douce musique d’un quatuor à cordes les accueille dès l’entrée. Georges Berton et Gordon Bradley tout sourire jouent également de concert entre poignées de mains chaleureuses et accolades polies accompagnées de « Cher Ami, quel plaisir de vous voir »... à chaque nouvelle arrivée. Leurs épouses, légèrement figées, restent en arrière comme de jolies plantes discrètement cachées derrière de jolies rangées de dents plus blanches que leurs colliers de perles fines. Tous s’égrainent seuls ou en couples au gré des visages connus ou qu’il leur serait nécessaire de reconnaître. D’autres en profitent pour harponner une coupe de champagne en passant. Certaines grappes sont déjà formées aux abords des longs buffets, picorent du bout des doigts, minaudent ou croquent en riant fort dans cette avalanche colorée de victuailles, les verres se vident puis se remplissent en cascade... Déjà, les voix et les rires couvrent déjà le pleur des archets.

     

           Victoria entre à son tour dans son tailleur-pantalon d’un noir très sobre, à nouveau sec, simplement rehaussé d’un carré de soie uni de couleur rose pâle, enchâssée sur de noirs escarpins à talons plats. Cela tranche littéralement avec les tenues froufroutantes, vaporeuses et colorées de toutes ces dames, lui valant, au creux de l’oreille, une réflexion de son père. En l’attrapant par le bras, il l’intercale entre Gordon et lui :

    -   « Tu aurais pu te changer bon sang, tu es d’une tristesse à mourir !....

    -   Je pensais que la simplicité ferait plus sérieux et plus pro... Ce n’est pas ce que tu souhaitais ?...

    -   Bonsoir cher ami, je vous présente ma fille Victoria qui devrait vous faire réaliser des profits magiques... Vous verrez cela avec elle tout à l’heure... Bien sûr ma chérie, tu pris ton agenda avec toi ?... »

    ... rires et sourires de bon aloi ...

     

           L’ensemble des invités semblant désormais présents, Georges Berton fait signe aux musiciens d’arrêter de jouer. Gordon se dirige déjà vers le micro accroché à un pupitre de plexiglas installé sur une petite estrade.

    -   «  S’il vous plaît...

    -   Chut chut...

    -   S’il vous plaît... Messieurs les Administrateurs, Chers Âamis, Très chers clients, Mesdames et Messieurs, je suis enchanté de vous accueillir ce soir dans notre établissement parisien, heureux de constater que le mauvais temps n’aura pas eu le dernier mot dans cette négociation de fin de journée... (rires de l’assistance...).

    Gordon se racle la gorge, et poursuit :

    -   C’est toujours un réel plaisir de que mettre enfin des visages sur des portefeuilles bien remplis et des courbes de profit exponentielles, n’est-ce pas Richard... (... rires à nouveau...), tu as quelque chose à ajouter Robert ?... (faisant mine de les montrer du doigt)... car il y a des hommes qui se cachent derrières ces profits et ces résultats. Vous les bienheureux bénéficiaires mais également tous nos collaborateurs qui se saignent aux quatre veines pour être en permanence à l’affût du moindre signe avant-coureur. Les rumeurs d’OPA ou de fusion-acquisitions, les moindres rebondissements de marchés leur permettent de guider au mieux vos investissements. Je voudrais vous applaudir tous chaleureusement et vous demanderais de vous associer à moi pour vous applaudir également. Nous sommes une grande famille et ne pouvons rien les uns sans les autres. Bravo à tous... »

     

    Tout l’auditoire se mit à acclamer à l’unisson, sans doute moins Gordon que leur propre ego ainsi flatté.

    -   « Merci à vous... merci... J’ai eu la chance immense de travailler avec celle par qui votre bonheur va être décuplé... Si je l’ai choisie à mes côtés à Londres, ce n’est pas tant parce qu’elle est la fille de notre cher Président parisien... (... sourires...) C’est son prodigieux parcours qui m’a interpellé... Le Bac C avec mention très bien en poche, neuf années d’intenses études à sciences po Strasbourg, un Master « Finance d’Entreprise et Pratique des Marchés Financiers », puis à Londres pour deux ans à la prestigieuse « Business Finance School », ponctués là encore d’un indéniable succès... Notre cher Georges ayant accepté, et Victoria aussi bien sûr, elle est venue renforcer mon équipe « Middle Office ». Sa rigueur, sa ténacité et surtout l’intelligibilité de Victoria dans la lecture et le décodage des chiffres m’ont amené à la passer trader, poste qu’elle a tenu avec brio... Elle ne sait pas faire autrement de toutes les façons... Aujourd’hui, elle regagne Paris et je tenais à vous annoncer personnellement sa nomination, sur décision à l’unanimité du Conseil d’Administration, en tant que Directrice des portefeuilles marchés à courts termes... Mesdames, Messieurs... sous vos applaudissements, je vous demanderai d’accueillir à mes côtés Mademoiselle Victoria Berton... ».

     

           Les premières acclamations nourries, entrecoupées de « bravo » parentaux, couvrent déjà sa fin de phrase... Victoria s’avance vers le pupitre, esquisse un discret sourire à l’assemblée, et, à son tour, se racle légèrement la gorge :

    -   «  Bonsoir à tous... merci pour cette élogieuse présentation...

    Elle marque une pause avant de poursuivre :

    -   «  Je vais avoir effectivement le plaisir de travailler dans des petites salles de marchés... et sans nul doute... à très très court terme... comme vous l’a annoncé Gordon... Ce soir... ce soir et sans aucun regret de ma part, je peux vous affirmer que cela se fera... mais pas dans ce lieu et ... pas avec vous... (l’interrogation monte de la salle)... Effectivement, j’ai pris ce que je crois être la sage décision de décliner l’offre de « Bradley & Berton »... Dans cette enveloppe ma lettre de refus que je remets au Président juste après cette annonce.

    Des murmures montent déjà de l’assistance...

    -   Vic’ ! Mais... Que... Comment... Comment ... ? s’exclame Georges presque déjà rouge s’approche de l’estrade :

    -   «  Qui t’a proposé un autre poste ?... Qui ?... Explique-toi !

    -   ... Parce que...

    Après une longue respiration et lent soupir comme pour s’aider à se lancer dans un monologue long et cinglant :

    -   ... Parce que le hasard m’a permis de rencontrer des gens simples et passionnés et cela m’a ouvert les yeux différemment sur ma propre vie. Ils travaillent comme des malades et osent montrer dans des salles minuscules que vous jugeriez minables ou dans les rues ce qu'ils pensent être un talent. Ils espèrent tous en vivre un jour. Certains continuent leurs petits jobs à deux balles, d’autres au contraire ont laissé une vie bien rangée pour partir sur le chemin de l'aventure. Je les admire. Leurs yeux sont remplis de rêves, et leurs yeux sont beaux, leurs rêves sublimes. Ça fait carrément du bien à l’âme de les découvrir. Cela change des gueules de... Cela change des gueules de pouvoir d'achat, ces grises mines confortablement assises sur leur coussin financier grassouillet, mais qui pètent de trouille au moindre vent d’incertitude et sont prêts à tuer tout ce qui pourrait mettre en péril leur situation. Personne, oui... ils ne sont personne... qu'ils restent ainsi. Je choisis le rêve et la déraison. Je préfère qu'on exploite son talent plutôt qu'exploiter des humains pour les faire cracher leur peine et produire de l'argent. Sur ce, Mesdames, Messieurs, je vous propose de profiter largement du buffet, c’est gratuit et je vous souhaite une agréable fin de soirée... Bonsoir... »

     

           Gordon et un autre administrateur retiennent déjà son père en retrait. Victoria descend de l’estrade, traverse la salle sans mot ni regard sous un silence de plomb. L’assemblée consciente de l’effet torpille de cette annonce retient son souffle et ne pipe mot. Seule Caroline s’approche d’elle, lui attrape furtivement la main. Elle a à peine le temps d’embrasser sa fille, que celle-ci a déjà franchi la porte... Sans nul doute, l’orage de cette fin d’après-midi devait avoir oublié un ou deux coups de tonnerre pour les réserver à cette belle assemblée. La foudre aurait pu tomber en plein milieu des petits fours et du champagne que le résultat n’eut pas été différent... Georges Berton vocifère tant et plus, exigeant dans la seconde que sur le champ que l’on s’enquiert de trouver qui avait pu sur la place de Paris débaucher aussi cavalièrement sa fille... Puis dans la minute qui suivait, il déclame haut et fort qu’il venait de perdre son deuxième enfant... qu’elle était indigne de sa confiance... qu’elle n’avait pas intérêt à se représenter devant lui...

     

           À bientôt trente ans, Victoria va franchir la porte de « Bradley & Berton » sans doute pour la dernière fois. Caroline tente de la retenir en vain, Victoria était déjà au pied de l’horrible escalier :

    -   « Je t’appelle plus tard à la galerie, maman...

    -   Donne-moi vite de tes nouvelles, je t’aime ma chérie...

    -   Promis ... je t’aime aussi maman. »

     

           Georges Berton, comme un boulet de canon, regagnait déjà son bureau du quatrième en claquant la porte. Gordon excusait l’incroyable événement auprès des convives qui quittaient la salle dans l’incompréhension la plus totale. Le ronronnement des rumeurs s’entendait déjà monter du vestiaire au pied de l’escalier. Gordon se dirigea vers les musiciens :

    -   « Merci messieurs, mais je crois que vous pouvez remballer, la fête est finie... ».

     

           Après avoir raccompagné également le plus dignement possible les derniers invités jusqu’à la porte d’entrée, excusé à nouveau la tournure des événements, Madame Berton retrouve Georges dans son bureau où elle le sait réfugié comme dans une sombre tanière.

    -   «  Incroyable ce que cette fille est capable de faire... du meilleur comme du pire... j’ai l’impression d’être humilié en public... devant les Administrateurs... pire sans doute... les clients les plus importants... Je la croyais stable, rigoureuse...  c’est terminé !... Elle veut disparaître, et bien qu’elle disparaisse... qu’elle aille faire le guignol, avec on ne sait même pas qui d’ailleurs ! Ah si... avec personne !... Et toi bien sûr, comme pour Alexandre, tu devais être au courant de quelque chose et tu ne m’as rien dit !... Je reconnais bien là ta perfidie, toujours à œuvrer en souterrain !

    -   D’abord, mon ami, je te prie de mesurer immédiatement tes propos à mon égard. Je t’assure que non, je suis aussi abasourdie que toi... Elle a certainement du mal à supporter toutes ces années de rigueur, de sommes de travail, ces accumulations d’études et de diplômes la privant de sa jeunesse...

    -   Jeunesse, privations... j’en ai eu aussi des privations, et j’ai serré les dents ! Elle est bien belle oui la jeunesse... Aujourd’hui, le travail et l’argent sont les seules valeurs solides... la vie n’est pas un jeu, on doit tous assumer ses responsabilités ! Quand Victoria aura un môme... elle lui donnera quoi à manger ?... des nez rouges en plastique ?

    -   Comprends-la... donne un peu de souplesse à ta rigueur intellectuelle... toi aussi tu devrais...

    -   Assez ! ... Ma rigueur intellectuelle, mon manque de souplesse d’esprit... J’en ai assez de ces reproches permanents et de tes éternels sous-entendus... à t’entendre je pourrais croire que je ne fais jamais rien de bien ! Laisse-moi maintenant !... »

     

    Et après un instant :

    -   « Caroline ... pardon... mais je crois que nos avis, comme nos vies d’ailleurs, divergent chaque jour davantage ... Alors maintenant, laisse-moi... S’il te plaît...

    -   En effet, ces luttes perpétuelles avec toi me fatiguent. Bonsoir...  »

     

           Caroline quitte le bureau sans un mot, descend lentement le grand escalier comme si son corps portait tout le poids de cette soirée et la tournure qu’avaient pris les événements. Sa main glisse mollement sur la rampe sans vraiment la tenir. Elle reprend son manteau au vestiaire dans le hall, n’entend pas les « Bonsoir Madame Berton » polis du personnel encore présent et affairé à remettre de l’ordre... Dans la cour, Caroline ouvre la portière arrière de sa voiture, jette ses affaires en vrac sur la banquette, monte à l’avant et met le contact. Antoine saluera sans plus de réponse sa sortie... Déjà la voiture s’engouffre dans l’avenue et file vers La Madeleine... Seul le rétroviseur intérieur de l’Audi pouvait apercevoir cette larme silencieuse.

     

     

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    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 5/9

     

     

    Chapitre 5 - Euro-obligation

     

    ( Déf. : Titre de créance représentant un emprunt libellé dans une monnaie différente du pays émetteur )

     

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 5/9

     

     

     

           Sans liaison à Strasbourg ni passion à Paris, après Toronto et Helsinki, l’ambitieuse Victoria a toujours la bougeotte... Pour apporter la touche finale à ses acquis, elle décide, si possible, d’intégrer durant ces deux prochaines années, la « Business Finance School ». Cette école de commerce londonienne offrait un prestige exactement proportionnel à la majesté de ses bâtiments. Si Victoria avait été téléportée les yeux fermés devant l’endroit, elle aurait pu croire être revenue à la magnificence de l’ère victorienne. Aussitôt, elle découvre une capitale toute en contrastes, mêlant avec harmonie les traditions solidement ancrées dans ses entrailles à toute la modernité émergeant en forme oblongue. Tout y est vie, dynamisme, création, potentialité, facilité, culture, et richesse... même le dimanche ! C’est une véritable fourmilière que Victoria s’approprie déjà avec gloutonnerie.

     

           Au cours de cette scolarité, Victoria ne rentre même plus à Paris pour la trêve hivernale : Alexandre est en Suisse, et ses parents se tiraillent de plus en plus. Caroline profite de quelques week-ends shopping à Londres pour voir sa fille, et Georges lui téléphone tous les quinze jours. C’est à cette occasion qu’il lui annonce qu’il a négocié avec Gordon une possible intégration dans l’équipe « Middle Office » chez « Bradley & Winston » dès la sortie de l’école :

    -   « Vic’, Tu te rends-tu compte ? Tu vas pouvoir travailler à la City, un des piliers majeurs de la finance mondiale. Puis-je confirmer ton accord à Gordon ?

    -   C’est bien la première fois que tu me demandes mon avis...

    -   Chérie, tu n’es plus une enfant... et j’essaye juste de t’aider à rentrer dans la cours des grands de la finance de ce monde... Ce serait une belle expérience... Qu’en penses-tu ?

    -   Why not... j’avoue que cela peut être enrichissant...

    -   Ça, c’est le mot juste, d’autant que si tu te débrouilles bien, Gordon pourrait t’initier au trading !

    -   OK, OK ... appelle Gordon...

    -   En revanche, tu vas devoir quitter ton campus à la fin du trimestre... As-tu déjà trouvé un nouvel hébergement, ou souhaites-tu que ...

    -   J’ai p’tre trouvé à louer chez l’habitant... une fille... Kimberley... qui cherche à louer une grande piaule pour arrondir ses fins de mois.

    -   D’accord ma Vic’, tu fais au mieux, mais s’il y a un souci, n’hésite pas...

    -   Je te tiens au courant, je t’embrasse P’pa

    -   Je t’embrasse aussi ma princesse. »

     

           À peine son dernier diplôme en poche, Victoria retrouve Gordon pour un déjeuner dans le quartier de la City. Âgé d’à peine quarante ans, c’est un homme qui inspire la confiance, sa réputation de self-made-man avec une belle réussite le précède. Il a fière allure, costume et cravate toujours tirés à quatre épingles. Il lui explique ses prochaines missions comme futur membre de l’équipe « Middle Office » de « B & W ». Elle veillera au bon fonctionnement des transactions dans les salles de marchés, en liaison directe avec le « Front » qui lui reste au contact direct des clients. Tout en étant confiant dans les aptitudes de Victoria, il tient à souligner d’emblée les nécessités impétueuses d’une résistance au stress, surtout quand les tendances sont baissières, et de la capacité de travailler dans l’extrême urgence en conservant une rigueur suprême. Désormais, Victoria pénétrait dans « la » forteresse au cœur de la ville, grouillante de milliers d’insectes fous voltigeant dans les feux d’un grand jeu de hasard capitalistique...

          

           Kimberley, vingt-cinq ans, vit seule dans un grand appartement au troisième du 62 Margaret Street. L’immeuble de pierres et de briques est sobre, les bow-windows semblent seuls pouvoir apporter la lumière entre tous ces bâtiments de cinq étages. En fin d’après-midi et une bonne partie de la nuit, elle est serveuse dans un bar au cœur de Soho à deux pas. La location de la grande chambre du fond inoccupée lui permettrait d’améliorer l’ordinaire. Kimberley, cheveux rouge clair, vêtue d’une jupe assez courte en jean sur des collants opaques à rayures rouges et noires, chaussée de rangers en tissu écossais rouge, d’un tee-shirt tirant la langue des Stones, ouvre la porte :

    -   « Salut, je suis Kimberley, mais tout le monde m’appelle Rose, dit-elle en montrant sa chevelure. Entre, je viens de faire du thé, tu en veux ?

    -   Bonjour... oui avec plaisir.

    -   Mets-toi à l’aise... euh... Victoria c’est ça ?... Tu le prends avec sucre et lait ?

    -   Victoria oui, et non merci, nature... ».

           Victoria s’assied sur un canapé recouvert sommairement d’un plaid vert foncé, rehaussé par deux coussins à l’effigie de l’Union Jack. Rose revient avec la théière et des mugs, les pose sur un coffre de bois faisant office de table basse, et s’installe en face dans un vieux fauteuil rouge défoncé.

    -   « Je te sers et on voit la chambre après ?... Tu es française... tu es arrivée depuis ?...

    -   Je suis à Londres depuis deux ans déjà

    -   Tu t’y plais ?

    -   J’adore cette ville, elle est bouillonnante et pleine de surprises. »

           Puis Rose se lève :

    -   « J’te montre la piaule ?... Tu sais elle est grande...»

    Elle se dirige vers un long couloir, à gauche la cuisine, montre en passant la salle de bain et les toilettes... au fond, la chambre destinée à Victoria. Assez spacieuse, décor spartiate en bric à brac.

    -   « Tu mettras la déco que tu veux, pas de souci... Tu sais, le soir tu seras au calme, je bosse jusqu’à 1 h 00 dans un bar sur Soho... et la fenêtre donne sur l’arrière, tu n’auras pas le bruit de la circulation. Ça te convient ?

    -   C’est parfait !

    -   Donc l’annonce disait 650 £ par mois payable d’avance, et si tu peux en cash, ça m’arrange. Tu es toujours OK ?

    -   Toujours OK... je peux m’installer quand ?

    -   Quand tu veux… aujourd’hui, demain... »

           Les filles convinrent de se retrouver le lendemain en fin de matinée. On sera vendredi, Victoria n’attaquait chez « B & W » que lundi ; cela lui laissait trois jours pour le transfert et son installation, fut-elle temporaire... Le look de Rose était assez surprenant, en total décalage avec le sien, mais en attendant, cela convenait... Victoria verrait ensuite...

     

           La plupart du temps, elles ne faisaient que se croiser ou presque, réussissant parfois à pique-niquer sur le coffre du salon de quelques douceurs chinoises les soirs où Rose ne travaillait pas. Les visites étaient rares, ou alors suffisamment discrètes pour qu’aucune d’elles n’en soit gênée. Le seul rendez-vous officiel se résumait à l’hebdomadaire et sympathique soirée théâtre que Rose organisait avec quatre copains-copines. Victoria restée plusieurs fois avec eux s’était essayée à déclamer quelques textes de leur composition. Il y avait la jeune et douce Mary âgée de vingt et un ans, vivant chez ses parents, qui faisait des études d’arts graphiques, souhaitait devenir styliste de mode, et dont le look « So British » tranchait avec celui de Rose. Le plus jeune des garçons se prénommait William, vingt-deux ans en fac littéraire, écrivait quelques textes, jouait de la basse mais n’avait pas d’idée précise quant à son avenir. Matthew, vingt-trois ans, avait un job de coursier, et il aidait parfois son père brocanteur à Camden. Il avait également la manie de récupérer tout un tas de vieilles ferrailles pour les souder, à ses heures perdues, en sculptures que son père revendait. Enfin, le plus âgé, Ronald, vingt-neuf ans, était un musicien plutôt complet qui vivotait de quelques exhibitions dans des bars de Soho et des environs grâce aux connaissances de Rose. Il savait jouer aussi bien du piano, de la guitare, de la trompette, composait ses musiques ou jouait des standards... et pourtant semblait en galère. Le petit groupe rêvait de grands spectacles, mais était réduit à quelques représentations au mieux dans des cafés ou des salles miteuses, mais le plus souvent sur des places ou dans les parcs. Malgré leurs difficultés financières, en dehors de Mary, il régnait au sein de cette joyeuse bande une ambiance d’émulation créative, d’explosives rigolades et de réconfort moral lorsque les creux s’accentuaient.

     

           Bien qu’absorbée par son job à la City, Victoria essayait d’assister, autant que faire se peut, aux exhibitions des « Soho's Overalls ». Leurs moyens étaient limités, mais leurs cœurs et leur plaisir de jouer ensemble gigantesques... Ils récitaient tour à tour des extraits de Shakespeare ou des créations de William sur la misère des enfants du monde qu’on les aurait crues sorties d’un livre de Charles Dickens... Chaque mois, comme convenu, Victoria payait cash son loyer et en profitait pour glisser quelques billets supplémentaires pour les « Soho’s O. »...

     

           Cette cohabitation se déroula sans encombre pendant deux années, jusqu’à ce soir de réunion théâtre au 62 Margaret Street où Victoria pour fêter sa nomination comme trader chez « B & W » arriva les bras chargés de fines victuailles et de bouteilles de champagne.

    -   « Ouah, qu’est-ce qu’on fête ?... demande Ronald

    -   Eh les mecs... on a signé sans le savoir un contrat d’un an au Coliseum Theater ! coupe William

    -   J’ai une grande nouvelle : j’ai pris du grade chez Bradley, et je passe de l’autre côté de la barrière, répond Victoria

    -   Du grade ? demande Rose

    -   Ouais ! Je deviens trader dans une semaine, je vais pouvoir faire un maximum d’opérations financières et enrichir la planète ! annonce fièrement Victoria.

    ... silence...

    -   En somme, tu vas faire partie de ceux qui enrichissent toujours plus les capitalistes et affament les trois-quarts de la planète en boursicotant sur le blé et le riz ? » coupe vivement Ronald.

     

           Soudainement, l’ambiance s’alourdit et coince les bulles du champagne dans leurs goulots... C’était comme si deux astéroïdes, voyageant sereinement côte à côte durant deux ans, entraient soudain en collision. Loin de créer une fusion, les discussions éclatèrent comme un feu d’artifice géant sur le tyrannique pouvoir de l’argent seul responsable de toutes les difficultés mondiales. La société de surconsommation qui ne prenait plus en compte depuis longtemps l’importance des valeurs humaines fut également mise sur la sellette. La création d’une organisation basée sur des notions purement économiques annihilant l’émergence d’une quelconque charité réduisait le bonheur à un avoir... Victoria ne pouvait se défendre contre tant d’arguments ; elle, qui avait tant de fois soutenu des oraux de thèses, restait soudainement sans voix.

     

           Dans les jours qui suivirent, Victoria trouva un nouvel appartement, et s’y installa seule avec encore des interrogations face à tant de rancœurs soudaines de la part de ses amis qui n’étaient pas sans savoir qu’elle bossait à la City. Elle réussit à reprendre plusieurs fois contact avec Mary, qui donnait quelques nouvelles des autres, ou indiquait les lieu et heure de leur prochain spectacle... Victoria les regardait de loin. Trois années se déroulèrent dans l’effervescence professionnelle transformant, à son tour, Victoria en insecte fou dans les lumières aveuglantes des marchés financiers. Alors, pourquoi en allant bosser ce matin-là, elle lut pour la première fois le slogan gribouillé sur les pancartes de manifestants silencieux devant les marches de la cathédrale Saint Paul : « Ne doutez jamais du fait qu’un petit groupe de gens réfléchis et engagés peut changer le monde »...

     

     

     

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    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 4/9

     

     

    Chapitre 4 - Bulle spéculative

     

    ( Déf. : Niveau de prix d'échanges sur un marché très excessif

    par rapport à la valeur intrinsèque des actifs échangés )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 4/9

     

     

     

           Alexandre, frère de Victoria de huit ans son cadet, est un garçon plutôt longiligne, aux traits fins. Georges Berton voyait en lui ses vœux enfin récompensés : avoir un fils, même sur le tard, un Fils !... Quelle fierté ! À peine né, le pauvre ange avait déjà une liste de missions longue comme trois bras dans les mains ! D’abord gagner sa vie, avoir des enfants, de préférence des garçons pour la pérennité du nom, la capacité financière et morale d’entretenir sa famille. Et plus que toute, celle de reprendre sa place, lui aussi, dans l’organigramme de la banque !... Il se peut qu’involontairement un père n’ait pas toujours la même attitude avec son fils ou sa fille. Dans tous les cas, les vieux clichés, intentionnels ou pas, ont souvent la vie dure.

           Comme durant la période de l’enfance de Victoria, Georges Berton était toujours un homme très pris dans ses affaires, peu présent et très occasionnellement disponible surtout pour les charges enfantines. D’un fils pourtant « chéri », il ne suivait essentiellement de près que ce qui concernait l’éducation scolaire et l’apprentissage des sempiternelles valeurs. Le jeu, l’écoute, la disponibilité en partage, les câlins passaient au mieux en dernière position, et comme il se plaisait fréquemment à le rappeler « Caroline fait cela à merveille ».

     

           Les problèmes de cheville l’ayant forcée à mettre un terme anticipé à sa carrière professionnelle, elle s’était délicieusement noyée dans cette nouvelle maternité, retrouvant naturellement les gestes tendres et protecteurs sur l’arrondi de son ventre. Elle avait préparé avec sensibilité une chambre apaisante aux pastels feutrés vert d’eau et blanc, ornementé l’espace de doucereuses lumières et d’un berceau avec une petite couette déjà douillette. À droite, dans la blancheur du mur, une grande étagère d’avance garnie de couches et lait de toilette, entre lesquels trônaient fièrement un petit éléphant en peluche bientôt câline et, assis sur le rebord d’une tablette, un lapin beige clair avec de longues oreilles Burberrys pendantes sur ses pattes. À l’opposé, dans un angle de la chambre, entre les accoudoirs d’un fauteuil à bascule de bois clair, elle avait pris soin de placer un coussin bordé d’une fine dentelle de Calais. Elle se voyait déjà le caler au creux des reins pour un allaitement confortable. Dans ce nid, tout était soigneusement ordonné avec quiétude et sérénité, le chérubin pouvait paraître.

           Comme jamais, Caroline avait entouré de ses tendres bras cet enfant. Combien de nuits fébriles surveillant la faiblesse passagère, combien de chansons douces permettant le réparateur endormissement, combien d’enchanteurs câlins calmant les émois, combien de rires pétillants embellissant les jeux complices... avaient empli ce cocon protecteur ? Non pas que l’amour qu’elle avait accordé, et qu’elle veillait constamment à prodiguer encore aujourd’hui, à Victoria fût moins intense. Seul l’impétueux besoin de reprendre le chemin de l’Opéra l’avait écourté.

     

           À côté de cette enfance soyeuse toute maternelle, Alexandre avait été aussi bercé par la peur de la voix forte et les décisions paternelles abruptes. Le niveau d’exigence ayant été d’emblée placé très haut, Georges Berton avait envers lui une attitude plus stricte et bien plus sévère. Les controverses aboutissaient immanquablement à la fuite d’Alexandre, craignant tout affrontement, protégée par les interpositions de Caroline. Ainsi, avait-il décidé que son fils de six ans devait impérativement pratiquer le judo afin de développer sa musculature, sa résistance à l’adversité et son esprit combatif. Contraint, Alexandre n’y avait survécu qu’une année au grand dam de son père, et émit le souhait d’apprendre la musique, plus particulièrement le piano. Une utopie selon son père pour qui il était illusoire de vivre dans le monde de la bouffonnerie et croire qu’une carrière de pianiste professionnel permettait de faire vivre dignement une famille... Il s’en était suivi une discussion forcément houleuse avec Caroline sur le besoin de développement d’une sensibilité artistique aussi chez un garçon, sur la bêtise de vouloir absolument qu’il fasse un sport violent...

    - « Après le judo, pourquoi pas de la boxe pendant que l’on y est ! » avait-elle rétorqué.

    Quelques heures s’égrenèrent avant d’aboutir à un consensus : accord sur le piano puisqu’il n’était pas du bois dont on sculpte les sportifs. En contrepartie, il apprenait à jouer aux échecs permettant le développement de l’esprit stratège, le sens du calcul et la raison cartésienne tant nécessaires.

     

           Pendant deux années, le jeune Alexandre bénéficia d’une relative tranquillité du côté des exigences paternelles. Il veillait à se faire le plus discret possible pour éviter toute remise en cause de cet équilibre précaire dans lequel il trouvait relativement son compte. Il ne cachait pourtant pas à sa mère sa nette préférence pour la musique classique. Quiétude toute relative jusqu’au jour où Alexandre, rentrant de l’école, trouva sa mère installée devant un reportage sur « L'Après-midi d'un Faune ». C’était un ballet de Nijinski sur une musique de Debussy. Le danseur Léonide Massine tenait le rôle du faune. Les yeux d’Alexandre restèrent totalement vissés à l’écran, n’en perdant pas une miette. Il comprit alors, avec son imagerie tout enfantine, que les garçons pouvaient danser comme l’avait fait sa mère, autrement qu’en tenant la main des filles ou pour les soulever en l’air. À l’avènement du romantisme, la mise en avant de la ballerine avait relégué le danseur au second plan, le limitant aux portés ou à l’accompagnement en pas de deux. Alexandre se mit à virevolter dans le salon, demandant déjà à sa mère de lui apprendre à danser. Ses yeux pétillaient d’envie et instantanément Caroline décoda les suppliques de son fils comme un ultime affront paternel. Pour accéder à ses vœux, il lui fallait aussitôt conclure un pacte secret avec Alexandre...

     

           Caroline avait toujours ses entrées à l’Opéra de Paris. Pour prétendre réussir l’admission au stage de six mois avant de passer l’examen de l’école de danse, il fallait tout d’abord qu’Alexandre corresponde aux critères physiques. Caroline ne s’en inquiétait pas outre mesure. Il fallait surtout qu’il apprenne les mouvements, postures et attitudes techniques de base en un an ! Elle expliqua longuement à son fils l’importance de garder le secret vis-à-vis de son père, mais surtout les difficultés et exigences physiques qu’il allait devoir supporter sans se plaindre, à moins de réveiller quelques soupçons familiaux... On ne se fait pas mal au genou ou à la cheville en jouant aux échecs ou du piano ! Le sceau du secret était scellé entre Alexandre et sa mère, tous deux bravant en toute complicité l’autorité paternelle.

           Dans l’esprit de Caroline, la notion d’autorité émanant d’Georges aurait eu l’écho d’une négation absolue si elle avait tenté de négocier cette nouvelle activité avec lui. Contrairement au postulat cher à Hannah Arendt, chez les Berton, l’autorité n’avait pas complètement disparu, elle pouvait même engendrer de terribles foudres. Pour Georges, l’autorité était bien la traduction stricte et directe de commander, de décider et de se faire obéir, d’autant plus par la descendance ! C’était l’exercice d’un pouvoir obligatoirement tout masculin pour être d’une force assez puissante contraignant les subordonnés hiérarchiquement inférieurs, furent-ils professionnels ou familiaux, jusqu’à leur pleine et entière acceptation. Dans l’univers d’Georges, il n’y avait pas de place pour la contemplation, l’approche sensible des arts, et encore moins pour une dimension spirituelle de celle-ci.

          

           Pendant une année, dans une discrète illégitimité paternelle, Alexandre se rendait trois soirs par semaine accompagné de sa mère à l’Opéra pour des cours avec Tatiana, qui avait accepté de relever le présent défi. Après des débuts difficiles, la sensibilité, la volonté de réussir, l’écoute des conseils donnés furent d’un grand secours, il semblait progresser à grands pas. S’ils étaient trop visibles, les quelques incidents physiques furent annoncés officiellement comme un coup de fatigue au retour d’une séance de natation, ou une banale mésaventure lors du cours de gym. Alexandre répétait inlassablement dans le plus grand secret de sa chambre ou mieux, à la galerie de peinture maternelle profitant de l’espace et des recommandations techniques de celle-ci. Pour faire du ballet classique, il faut du caractère, de l’endurance et de la force physique contrairement aux préjugés sur la répartition sexuée des loisirs, des professions ou des tâches quotidiennes. Caroline, ayant lu « Le Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir, imaginait très bien a contrario l’opinion tenace sur les garçons pratiquant la danse classique.

           Un an plus tard, malgré la somme de ténacité et d’efforts fournis, Alexandre échoua au concours d’admission pour l’entrée au stage de l’école. En cette fin mars, du haut de ses onze ans, il était complètement anéanti, son rêve s’écroulait : adieu ballet, adieu scène, adieu premier danseur, adieu entrée dans la lumière. Seul l’amour d’une mère pouvait l’aider à remonter de ce fond abyssal, et nourrir un incommensurable courage pour affronter Georges.

           Après lui avoir fait promettre de ne point s’emporter, Caroline dut rompre à regret le pacte secret et raconter l’enchaînement des événements de l’année écoulée aboutissant à la présente déception d’Alexandre. Elle avait également préparé solidement ses arrières. Comme elle l’imaginait, malgré les promesses, Georges était entré dans une rage folle à la simple idée d’associer le nom de son fils, futur héritier de la dynastie, à celui de gugusse en collants... Il menaçait déjà d’amputer la cellule familiale du dernier de ses membres. À la grande surprise d’Georges, Caroline accepta cette mise à l’écart, négociant instantanément avec lui le placement d’Alexandre en sport études danse. Mais força l’argumentation tout de go : elle avait déjà pris contact avec une école en Suisse proposant ce cursus basé sur l’apprentissage des doubles techniques de danses classique et contemporaine. Le tout était associé à des cours réguliers de modern’ jazz et de hip hop, des activités complémentaires permettant le renforcement et l’assouplissement musculaire, et évidement au programme scolaire habituel aboutissant au baccalauréat. Noyé sous tant de détails et voulant clore promptement cet étalage, Georges ratifia cette décision comme pour éloigner au plus vite de sa vue ce fils indigne. Il le reniait déjà, déportant à la seconde même tous ses espoirs sur sa fille. Caroline concéda cette séparation pour le bonheur de son fils bien-aimé. Alexandre accepta la poursuite de son rêve sous la condition expresse de visites maternelles régulières. L’affaire fut rapidement entendue sans étonnamment plus de joutes verbales... Qu’en était réellement l’écho au fond des cœurs de chacun ?

           Ainsi, Alexandre intégra le cursus sport études dès la rentrée suivante. Malgré l’isolement maternel, il y progressa avec sérénité jusqu’à ses dix-huit ans, bienheureux de baigner dans cet univers tant espéré. Neuf heures par semaine, dans des studios lumineux dignes de professionnels, il pouvait perfectionner sa pratique classique. Il dévorait boulimique la danse contemporaine, moins formelle, axée sur la technique et la dynamique du mouvement, explorant un vocabulaire de mouvements original. Il était tout autant envoûté par le Hip Hop, où sur les rythmes « R & B » qu’il découvrait, une gestuelle rapide, énergique, parfois très athlétique permettait aux jeux d’attitudes de faire corps avec des sous-titres chorégraphiques. Il appréciait cette impulsion toute urbaine requérant rythme, coordination et mémorisation, dans ces évolutions ondulées et les torsions inhabituelles de son corps. Aux cours de danses s’ajoutaient des ateliers d’expression, de création, d’improvisation, de danse-théâtre. S’associaient également des séminaires sur des thèmes tels que l’histoire de la danse, la nutrition, l’anatomie appliquée à la danse et, toujours utile sur la prévention des blessures. Les enseignants toujours actifs étaient disponibles auprès des étudiants, poursuivant tous la double démarche de la création et de l’enseignement des arts. Le directeur général, également chorégraphe depuis plus de trente-cinq ans, montait régulièrement des spectacles. Les rythmes devenaient contagieux, les contenus épidémiques tels une dose quotidienne de cocaïne.

     

           À ces bonheurs s’ajoutaient les visites régulières et encourageantes de Caroline comblée par tant de ravissement et l’obtention du baccalauréat sans difficulté majeure. Pour Alexandre, une infinie spirale ascendante se dessinait au-dessus de sa tête. À la sortie de l’école, il se présenta à différents castings en vue d’intégrer un ballet, et parvint à décrocher quelques rôles sans grande envergure dans différentes troupes. Trois ans après, il osa pousser la porte du réputé « Modern’ Ballet & Cie » de Lausanne qui organisait une audition en vue d’étoffer la troupe de danseurs permanents. Durant quatre jours d’une sélection élitiste et draconienne, à raison de dix heures par jour, Alexandre dut surmonter chaque épreuve, chaque nouveau mouvement, chaque rythme syncopé, chaque improvisation à réinventer avec ses tripes, chaque mise en scène à intégrer, chaque nouvelle chorégraphie à mémoriser, chaque fatigue à taire, chaque doute à étouffer. Il dut enfin surmonter chaque liste de noms évincés toutes les cinq heures... en puisant au plus profond de sa souffrance physique et de son âme l’ardent désir de réussir. À la fin du quatrième jour, le précieux sésame en poche, Alexandre retrouva sa mère à l’hôtel où elle l’avait installé pour l’occasion, noyant ses dernières forces dans ses bras compréhensifs.

           En silence et avec humilité, quittant l’ombre de sa mère, Alexandre entrait alors par la grande porte dans le monde de la « bouffonnerie des gugusses en collants ». Il s’était façonné un instrument corporel disponible et avait éprouvé sa volonté à force de persévérance, et s’être forgé une résistance à l’adversité...

     

     

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    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 3/9

     

     

     

    Chapitre 3 - Contrats à terme

    ( Déf. : Engagements fermes de livraison standardisés dont les caractéristiques sont connues à l'avance )

     

    * L'ENCRIER * « Jour des Quatre Sorcières» - 3/9

     

     

           Georges avait tenu à accompagner Caroline à la gare de l’est pour saluer dignement sa fille qui allait porter très haut les espoirs de toute une famille à sciences po ! Après les dernières recommandations d’usage et avec quinze jours d’avance, Victoria était à peine à deux heures et demie d’un deuxième cycle de vie. Le dynamisme avec lequel elle s’acquittait des exigences paternelles entrait en résonance avec les couleurs pétillantes de l’intérieur stylisé des wagons. Calée le long d’une fenêtre, déjà, elle regardait les paysages défiler à grande vitesse « La Nausée » à la main. Caroline avait trouvé que ce mélange d’allusions aux régimes autoritaires, d’évocations économiques de la crise de 1929, et de pensée existentialiste dans les propos de Sartre étaient tout à fait de circonstance pour cette nouvelle vie. Victoria se libérait du cocon familial, poursuivait des études mêlant histoire, politique et économie et allait vivre les expériences de ses propres ailes. À son arrivée à Strasbourg, les travaux d’un projet de structure de verre et d’acier devant envelopper la façade austère de la gare parurent également faire écho à cette vitalité qui la nourrissait.

     

           Trois mois plus tôt, par l’intermédiaire du CROUS en charge des affaires sociales de la vie étudiante, elle avait loué un studio au deuxième étage d’une maison beige, à colombages bruns, flanquée de volets bleu clair, rue de l’Abreuvoir. Elle trouvait ce quartier de la Krutenau original dans son alternance bien tempérée entre les anciennes façades à colombages et les bâtiments d’architecture plus récente. Caroline et Victoria avaient pris soin d’anticiper l’installation par l’acquisition de quelques meubles fonctionnels. Elles avaient opté pour un canapé convertible en tissu gris anthracite, une grande table de travail avec une lampe de bureau et un fauteuil noir, de grandes étagères pour le rangement des prochains livres. Quelques ustensiles et autres accessoires pour la cuisine et la salle de bain furent également choisis. Caroline aurait souhaité décorer d’avantage le lieu, mais Victoria rétorqua qu’elle préférait cette sobriété plus adaptée aux études. Des murs blancs, un mobilier sommaire sans être disparate, un four à micro-ondes, c’est tout ce qu’il lui fallait pour démarrer. Dans le même temps, elles en avaient profité pour dénicher une bicyclette d’occasion afin de faciliter les déplacements de Vic’ et alléger son budget. L’école ou le centre-ville n’étaient plus qu’à cinq minutes. Victoria profita de ces jours de répit avant la rentrée universitaire pour découvrir son nouvel univers.

     

           Les beaux jours d’un automne, chatoyant dans les bras d’eau qui enlaçait le cœur de la ville, offraient toute leur bienveillance aux balades silencieuses. Après avoir traversé le grand jardin botanique, elle aperçut, entre une avenue aux immeubles sévères et l’église Saint Maurice, une construction blanche et longiligne de taille modeste. L’école avait pris lieu et place dans les anciens bâtiments de la faculté de pharmacie contrainte de déménager en banlieue pour des raisons de place... Très vite l’animation estudiantine reprit son cours...

     

    -   « Salut ! Tu sais où est l’amphi pour la réunion d’accueil des premières années ?

    -   Bonjour, j’avoue que je suis un peu perdue aussi, c’est par là je crois...

    -   Excuses, je me présente... Léa...

    -   Enchantée, moi c’est Victoria et j’en déduis que nous sommes dans la même promo. »

     

           Enfin, les deux étudiantes parvenaient à se frayer un chemin jusqu’à l’amphithéâtre. La première journée fut consacrée essentiellement à la présentation du cursus, des contenus pédagogiques de ce premier cycle, des inscriptions à diverses activités, la constitution de groupes de travail...

    -   « Victoria !... Tu fais quelque chose après ?

    -   Euh non... les cours ne commencent que demain, alors...  pourquoi ?

    -   Ça te dit de venir boire un pot au « Tango Bar » ? C’est un pub rue du Faisan, pas loin du quartier Saint Etienne, tu vois où c’est ? Je dois y retrouver Guillaume mon copain et des potes à lui ... Alors ?... tentée ?

    -   OK pourquoi pas... alors, à tout à l’heure... »

     

           Victoria fit donc plus ample connaissance avec Léa, Guillaume, Pierre et Jean-François tous trois étudiants en deuxième année de médecine, et tous les quatre originaires de Strasbourg.

    -   « Tu arrives de Paris ? Pourquoi choisir Stras’? Ils ont fermé sciences po là-bas ? demanda Guillaume

    -   Non, mais ils ne proposent pas l’option « Finance d’Entreprise et pratique des Marchés Financiers »

    -   Ouah les mecs, on a devant nous une future « golden-woman », ça devient intéressant ! dit Pierre

    -   Tu n’as pas trop galéré pour trouver une piaule en cité U ? poursuivit Guillaume

    -   J’ai préféré louer un studio pour être au calme, dans un quartier cool et pas trop loin de sciences po.

    -   Tu ne ferais pas une coloc’ par hasard ? » s’enquerra d’emblée Jean-François dans un sourire entendu.

           Le jeune quintet continua d’échanger sur tout et rien, conversant tour à tour sur leurs goûts musicaux, le dernier buzz vu sur le net, des souvenirs de profs et de lycée qui donnèrent lieu à des reconstitutions animées de scènes vécues et de nombreux fous rires. Jean-François avait un don certain pour les imitations... Puis, Victoria rentre vers minuit satisfaite de cette première soirée.

           Le lendemain matin, les filles se retrouvèrent en « Histoire des Relations Internationales ». Les suivants furent le commencement d’une spirale perpétuellement accélérée de cours magistraux, d’ateliers et d’ingurgitations intelligentes. Depuis près de deux mois, Victoria ne s’est pas offert de nouvelle sortie.

    -   «  Vic’, tu sais, JEF demande régulièrement de tes nouvelles à Guillaume..., annonce Léa

    -   Ah bon ?...

    -   Je crois que tu lui as tapé dans l’œil ma vieille... Tu veux que je fasse passer ton 06 ?

    -   Euh... ouais... enfin...

    -   Allez... laisse faire... juste boire un pot... tu verras bien ce que ça donne... JEF est mignon... non ?

    -   C’est vrai, y a pire... OK... Passe-lui mon numéro... », concède Victoria.

           Le jeudi suivant, JEF appelle Victoria et propose de la retrouver le lendemain soir pour un pot quelque part suivi d’un ciné... Vic’ accepte, la soirée s’annonce sous les meilleurs hospices. Ils se retrouvent devant une bière au Mandragore vers dix-neuf heures. Vic’ raconte sa vie parisienne très réglée, la banque Berton et la galerie... et cette bouffée d’oxygène alsacienne même si les exigences à sciences po sont élevées ; JEF, son père chirurgien, le ski en hiver en Autriche... Ils filent ensuite s’installer devant un grand pot de pop-corn et « Ne le dis à personne », suivi d’un café deux heures après, les mains se frôlent. JEF raccompagne galamment Vic’ devant chez elle... En chemin, les doigts s’entrelacent subrepticement jusqu’au pied de l’immeuble. Alors, un baiser coquin bord des lèvres, une main qui attire, le regard qui dit « Viens » et l’envie de doux abandon... les entraînent avec toute la fougue de la jeunesse dans une nuit emplie de bouillonnants transports, jusqu’au réveil le lendemain midi par la sonnerie du téléphone portable :

    -   « Bonjour ma chérie, alors Strasbourg... raconte-moi...

    -   (C’est mon père), murmure-t-elle tout bas à l’attention de JEF, tout en se redressant dans le lit. Oh bonjour P’pa... bin écoute, pour l’instant, ça se passe plutôt bien. »

    Jean-François s’assied à son tour dans le lit et mime Victoria au téléphone avec son père. Elle se retient d’éclater de rire...

    -   « Les cours... pas trop costauds ? Tu tiens le coup ?

    -   Oui oui t’inquiètes, c’est le début... tout va bien... Comment va Maman ?

    -   Ta mère ... disons, l’ambiance est plutôt tendue... elle est très prise par la galerie et ton frère continue le piano. »

    Suivent quelques échanges sur les cours et l’ambiance de l’école sans grand intérêt.

    -   «  Écoute P’pa, je dois te laisser pour récupérer une revue à la bibliothèque, je suis désolée...

    -   Pas de souci. Je t’embrasse. Donne-moi plus souvent de tes nouvelles.

    -   OK P’pa, bises, on se rappelle un autre soir plus longuement... d’ac ? À bientôt ! lance Victoria en raccrochant.

    -   Sérieux ? Faut que tu partes ? demande JEF

    -   Non, c’était juste un prétexte pour écourter la conversation, mais faudrait quand même cet après-midi que je revoie les cours pour lundi...

    -   OK, tu as raison... Bon bin, j’me rentre alors ?...

    -   Attends encore un peu... dit-elle en s’allongeant à nouveau près de lui. »

           Les élans furent plus doux, les caresses plus lascives, les lèvres plus gourmandes et les murmures plus sucrés. Puis dans l’après-midi, JEF renfile en silence polo, pantalon et chaussettes, et poursuit :

    -   « C’était cool, hein ?... euh... On se revoit quand ? »

    Victoria ne répond pas instantanément... l’esprit hésitant entre deux vies : celle toute familiale toute tracée et celle plus intime mise jusqu’à aujourd’hui entre parenthèses. Pourquoi choisir l’une plutôt que l’autre ?

    -   « Ok... je ne vais pas t’embêter plus longtemps..., poursuit JEF

    -   Bien sûr que si, c’était cool ! ... J’aime bien les gros câlins avec toi. Tu sais, je n’ai pas pour habitude de coucher dès le premier soir...  Tu me plais mais... je dois aussi bosser pour réussir mon année... Tu me comprends ?

    -   Pas de souci, moi aussi faut que je bosse ma deuxième année, t’inquiètes... mais je me disais qu’on pouvait remettre « ça » de temps en temps...

    -   On verra... si t’es sage..., répond-elle en riant ».

           Victoria raccompagne JEF qui lui adresse un clin d’œil avant de dévaler l’escalier :

    -   « Tchao la belle... on s’rappelle... ».

           Victoria se surprend à sourire en s’adossant le long de la porte à peine refermée... « C’est vrai qu’il est mignon... ».

     

           Les cours, toujours plus intenses, s’enchaînèrent jusqu’à Noël. Les deux tourtereaux ne s’étaient pas revus en tête-à-tête que déjà tous les étudiants jouissaient d’un repos bien mérité en famille. Victoria profite de cette trêve pour rentrer sur Paris. Elle constate qu’effectivement l’ambiance n’est pas des plus rose. Chacun trouve par miracle mille choses à faire pour ne pas être présent tous ensemble en même temps et dans le même lieu. À la maison, Caroline s’occupe du réveillon, Georges au bureau prépare déjà les invitations pour les vœux de la banque, Alex est toujours réfugié dans sa chambre. Les fêtes se déroulent sans relief, dans une tristesse déconcertante. Déjà la nouvelle année ramène les grands gels, les cocasses glissades des canards sur les bras de L’Ill et les premiers partiels. Victoria délaisse les sorties estudiantines, au profit de solides révisions. Pourtant, elle revoit occasionnellement JEF, parfois même ils étudient chacun de leur côté dans un coin du studio de Vic’ pour mieux s’interroger ensuite. D’ailleurs, lors d’un week-end alsacien, Caroline s’était étonnée de trouver un pull qui semblait plutôt appartenir à un garçon. Vic’ ne donnera aucun détail, elles s’étaient comprises à demi-mot.

           Les deux premières années se déroulèrent à l’identique, tant à la fac de médecine qu’à sciences po, denses et acharnées, entrecoupées d’un succédané de trêve des confiseurs familiale à Paris et d’une escapade estivale autrichienne. Victoria s’était échappée trois semaines à Zell am See, avec JEF, dont les parents y avaient un petit chalet, leur permettant de venir skier chaque hiver au pied du glacier de Kitzsteinhorn. La chaleur de l’été avait encouragé les douces promenades crépusculaires le long des quais, les joyeuses baignades, les balades en bateau et les siestes lascives à l’abri des volets en espagnolette. Tous réussissaient avec plus ou moins de bonheur leurs vacances, Léa, s’étant totalement plantée sur la partie « Les Métamorphoses du pouvoir : l'ascension de l'exécutif en France entre les XIXe et XXe siècles », devait passer la session de rattrapage.

           Pour les deux filles, le cursus de troisième année prévoyait en deux parties égales un séjour et un stage obligatoirement à l’étranger. Grâce à quelques relations au Quai d’Orsay, Georges Berton avait obtenu pour Victoria un stage au Consulat Général de France à Toronto. Sciences po l’envoyait à Helsinki pour le séjour du deuxième semestre en partenariat avec la fac finlandaise. Victoria était aux anges, comme imprégnée d’une joie poussée jusqu’à l’exubérance, JEF beaucoup moins... Durant les deux séjours, en dehors de quelques anecdotes de la vie quotidienne, des cours, de l’hébergement ou les enseignants... Victoria ne fut guère loquace. Elle téléphonait peu, et laissait planer une nébuleuse assez confuse sur le déroulé de cette année, tout comme, d’ailleurs, l’ensemble de la famille Berton... Caroline profitait régulièrement du studio strasbourgeois prétextant des allers-retours réguliers à Lausanne, Georges fréquentait avec assiduité les couloirs du Ministère des Affaires Étrangères... étant resté à Berlin après le premier semestre, Léa abandonnait dans le même temps Guillaume et sciences po pour accoucher huit mois plus tard d’un petit JØrgen conçu là-bas avec un étudiant suédois. Les deux cercles familial et amical semblaient se distendre comme ébranlés par une succession de multiples ricochets avant une autre onde de choc.

           Tel un coureur du Tour de France courbé sur sa machine en pleine descente du col de l’Iseran, et dont on n’a le temps de n’apercevoir que la couleur du maillot, Victoria passa sans s’arrêter la quatrième année en « économie et Entreprises » et son Master « Finance d’Entreprise et Pratique des Marchés Financiers ». Désormais, elle n’avait plus d’attache avec Strasbourg, et la perspective de rentrer sur Paris ne l’enchantait guère.

     

     

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