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    * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 6/8

     

     

     

           Paris, 4 h – Réveillé en sursaut au petit matin par les gendarmes qui avaient trouvé son numéro de portable collé entre le permis de conduire d’Agnès et les papiers de la moto, « à prévenir en cas d’urgence »... moto, accident, hôpital... incompréhension, hébétude, panique... Marc se raccrochât désespérément à la dernière phrase de son interlocuteur : « Rassurez-vous, elle est en vie ». Déjà en route pour Orange, reprenant le trajet pris dix heures plus tôt par Agnès, il se répétait inlassablement la phrase « Elle est en vie » en litanie, comme pour ne pas devenir fou. Dans l’aube naissante, son ignorance grandissait. Qu’allait-elle faire à Orange ? Il ne se souvenait pas qu’elle lui ait parlé d’un quelconque déplacement dans le sud de la France. Et cette fichue moto dont elle ne pouvait se séparer ! Qui était ce mec en Mercedes ? Et elle faisait quoi ?... La course ? Pfff, faire la course, ça lui correspondait bien ! Agnès roulait toujours beaucoup trop vite, il lui avait déjà gentiment suggéré d’avoir la main plus légère sur la poignée des gaz, tout en sachant qu’il ne pouvait rien imposer et qu’elle n’en ferait finalement qu’à sa tête. Après plus de six cents kilomètres, et six heures de questionnement en boucle, Marc arriva enfin après un voyage interminable.

     

           Hôpital d’Orange, 10 h 30 – Dès son arrivée aux urgences, Marc reste planté au milieu de l’entrée, hébété, des blouses blanches, des vertes... ça court partout et personne ne fait vraiment attention à lui :

    -        « Je... euh... je viens pour Agnès... Agnès Richard... »

    Il finit par accrocher le regard d’une femme en blouse blanche qui lui dit, sans ménagement...

    -        « Ah oui, la fille en moto... c’est grave, monsieur, très grave...

    -        Mais euh... On m’a dit qu’elle était en vie. Elle va s’en sortir... n’est-ce pas ? »

    ... Silence... la scène est figée...

    -        « S’il vous plait... dites-moi que...

    -        Elle est dans le coma... on a fait le maximum... » 

           Et déjà la blouse blanche disparaît derrière une porte « Personnel only – Ne pas dépasser ». Le maximum, le maximum, le maximum... Ce mot vrille de son cerveau jusqu’à ses tripes. Le maximum de quoi ? Le maximum jusqu’où ? Elle ne peut pas... il a dit qu’elle était en vie... Il faut qu’il sorte, il étouffe, il faut qu’il respire... Déjà une autre blouse blanche se tient devant lui, et lui tend deux grands sacs en papier kraft :

    -        « Ses affaires personnelles, tenez... »

           Marc regarde les sacs, à l’intérieur des lambeaux de vêtements... du sang... du sang... Il est comme anesthésié, incapable du moindre mouvement, le cauchemar pouvait commencer, et il finit par demander :

    -        « Je... je veux... je peux la voir... ? »

           La fille accompagne Marc dans la chambre d’Agnès, « Neuro-réanimation – Soins intensifs », rien que la lecture des noms sur le panneau lui glace le sang. En entrant, Marc eut une vision terrible, un choc indescriptible, comme si on avait regroupé des morceaux du corps d’Agnès dans un même lit. Le « Rassurez-vous, elle est en vie » tourne encore dans sa tête... mais non... ce n’est pas ça la vie... Il ne la reconnaissait pas sous tant d’appareillages d’assistance respiratoire et de circulation sanguine, de perfusions, de contusions violacées... Et ces bips réguliers qui vous serrent le cœur à chaque battement... Il y a une grosse différence entre « être en vie » et « être en vie »... ou plutôt être artificiellement en vie. Il était totalement désemparé devant cette pauvre petite chose fragmentée dont les morceaux n’auraient été reliés que par des tuyaux, et ne comprenait toujours pas comment elle avait pu se trouver à cet endroit, prise dans cet accident sordide... morbide...

           Avant midi, le neurochirurgien passa voir Agnès dans sa chambre.

    -        « On a fait ce qu’on a pu, mais il faut vous préparer au pire. »

    Puis, il énumère... le diagnostic initial... sinistre et long comme un jour sans fin

    -        « Traumatisme crânien grave

    -        Traumatisme maxillo-facial grave Le Fort II

    -        Contusion pulmonaire due à une fracture du sternum

    -        Fracture complexe du bras droit avec dislocation de l’épaule

    -        Fracture complexe du bassin avec dislocation de la hanche

    -        Traumatisme abdominal et défaillance multi viscérale...

    -        Fracture de D2

    -        Coma stade II » 

    Et ça, ce n’est que le diagnostic initial, à son arrivée... Commence alors l’interminable angoisse de l’attente... les heures qui semblent figées... la peur au ventre... Coma stade II, cela signifiait qu’Agnès réagissait à certains endroits de son corps aux stimuli douloureux, de toutes les façons en dehors des zones situées sous la dorsale abîmée.

           Et les heures se transforment en jours... Bien qu’il soit très difficile même pour les médecins réanimateurs d’évaluer l’état de conscience d’Agnès, Marc attacha beaucoup d’importance à venir tous les jours pour lui parler. Comme pour qu’elle n’oublie rien de leur histoire, d’une voix douce et bienveillante, il lui racontait leur rencontre, la timidité qu’il avait éprouvée, le plaisir ressenti dès leurs premiers échanges. 

           Et les jours en semaines... Son corps tenait le coup.

           Et les semaines en mois... Lentement, les organes se réparèrent, les fractures se consolidèrent, l’œdème et les hématomes avaient presque disparu, le trauma facial s’estompait après l’intervention, même si son visage n’était plus tout à fait le même. À sept semaines, les médecins avaient fait deux tentatives pour arrêter la sédation, ça se passait mal à chaque fois. Mais la troisième fut la bonne... Elle était désormais dans son propre coma. Espoir retrouvé... Alors il se pouvait qu’elle puisse se réveiller... 

    -        « S’il te plait, si tu dois partir... pars. Mais si tu dois rester... reviens ! »

     

           Le transport sanitaire pour rapatrier Agnès sur Paris était désormais possible, mais en toute délicatesse. Cela sera plus facile pour Marc de jongler entre l’hôpital et son boulot qu’il avait délaissé depuis ces derniers mois.

     

     

     

     

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    * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 5/8

     

     

           Orange, 0 h 55 – Juste avant la bifurcation entre les autoroutes A7 et A9, la Mercedes freina en extrême urgence. Malgré de puissants disques ventilés, elle percuta l’arrière d’un monospace l’envoyant balader sur la droite vers la bande d’arrêt d’urgence comme une boule de billard. Découvrant trop tard deux autres véhicules légèrement accidentés plantés juste après le monospace, à moitié sur la file centrale et celle de gauche, Karl donna un coup de volant, mais la roue avant gauche en mordant le muret central fit prendre à la Mercedes le départ pour un envol avec atterrissage sur le toit, et lui laissa la faculté de jouer au bowling en s’aplatissant en plein milieu des deux voitures accidentées. La V-Max qui collait au train la Mercedes réussi à éviter la première des voitures, mais s’emplafonna directement dans la CLS à peine reposée sur son toit. La V-Max s’écrasa en se plantant littéralement dans la portière droite, stoppant net et projetant Agnès par-dessus les roues fumantes de la voiture...

           Au moment de l’impact, ses bras s’enfoncèrent douloureusement dans ses épaules en même temps que ses fesses quittèrent la selle. Comme un long vol d’Icare, suspendu, au ralenti, elle ne ressentait pas la violence du choc. Elle se voyait docilement projetée vers l’avant, passer au-dessus du bas de caisse de la Mercedes . Elle ne voyait plus clairement les autres conducteurs se diriger déjà vers elle, ou cette femme qui la regardait en se tenant la tête comprenant ce qui arrivait, comme aveuglée par la destinée qui l’aimantait. Les yeux déjà clos pour mieux faire face à l’inéluctable, Agnès comprit que son désir de mort allait se réaliser plus tôt que prévu.

           Elle ne verrait donc pas les blanches falaises de Cassis...

           Encore ivre d’adrénaline par cette course folle de trente minutes, elle crut apercevoir les yeux océan de Marc... sentir la douceur de ses lèvres tendres dans leurs suaves baisers... la chaleur du feu de leurs corps après l’amour... Incapable d’un quelconque mouvement, figé dans l’inexorable vol, le corps d’Agnès s’enroula légèrement vers l’avant au-dessus de la CLS pour se laisser projeter bien en avant sur le bitume. Son hasard en avait donc décidé autrement, la chute de son histoire était là et maintenant. L’image de Marc fugace et déjà floue traversa une dernière fois son esprit, elle crut même s’entendre lui dire « Au revoir, mon amour »... Déjà son casque percutait le sol... grand trou noir... fin de vision... puis Icare lâcha ce corps comme un pantin sans fils, Agnès glissa inerte sur plusieurs mètres.

           Après le vacarme des tôles qui se déchirent, le silence imposant, pénible et lourd... quelques rares bourdonnements de moteur subsistant à travers cette espèce de chape de plomb tombée en moins d’une minute, puis déjà les premiers cris montaient prenant conscience de la gravité de la situation. Des débris disséminés, morceaux de feux arrière, parechoc, rétroviseur, vision de désolation. Karl était sorti de sa voiture, sous le choc, mais incroyablement indemne, quelques égratignures et des douleurs cervicales. Il se dirigea aussitôt vers le corps d’Agnès, gisant sur le sol telle une marionnette désarticulée. N’osant la toucher, il l’appelait comme pour la réveiller d’un terrible cauchemar. Après un temps qui parut une éternité, deux patrouilleurs de l’autoroute se placèrent en protection amont pour bloquer l’éventuelle circulation... Deux VSAV (véhicule de secours et d’assistance aux victimes) des sapeurs-pompiers et un médecin urgentiste du SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation) de l’hôpital d’Orange s’installent dans un flamboiement d’halogènes inondant l’autoroute comme si le jour s’était soudainement levé. Arrivée sur place, la Compagnie Républicaine de Sécurité commença à prendre note des faits : identification des victimes, des témoins, consignation des immatriculations, mesures topographiques et autres relevés habituels de circonstances lors d’un accident sur la voie publique. Deux véhicules d’urgence médicalisée de l’hôpital d’Orange arrivèrent également sur les lieux transformés en une sorte de fourmilière géante parfaitement orchestrée, chacun sachant clairement le rôle qu’il avait à jouer. Il n’y avait pas de blessés graves parmi les occupants des premiers véhicules accidentés, les personnes étaient plutôt en état de choc. Seul l’état d’Agnès était critique.

     

           Orange, 1 h 28 – Héliportage vers le centre hospitalier.

     

     

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    * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 4/8

     

     

     

           Solaize, 22 h 40 – Banlieue nord de Lyon, malgré la proximité de l’agglomération, la station est déserte à cette heure avancée de la nuit. Agnès transmet sa carte bleue par le tiroir de sécurité avant de faire le plein. Il lui fallut parlementer un quart d’heure avec l’employé de nuit pour qu’il l’autorisât à rentrer boire un café avant de reprendre la route.

           Au diable la psychanalyse... En ce qui la concernait, Agnès aimait aussi croire en l’existence de sa propre liberté de penser et d’action. Pourtant ce soir elle venait de prendre conscience que leurs caractères indépendants étaient, eux aussi, différents : un dans la réserve et l’autre dans l’exubérance. Marc avait besoin de perpétuelles découvertes, toujours attiré par le goût de l’étonnement provoqué par l’autre. Jusqu’à présent, Agnès semblait répondre à ses attentes, elle était pleine de ressources et d’imagination, mais jusqu’à quand ? Cette éternelle soif de découvertes et de nouvelles aventures amènerait un jour Marc à fuir l’ennui à toutes jambes, et à la quitter. D’avance, Agnès voyant toujours les événements au-delà du possible et de préférence avec un regard pessimiste, cette perspective l’angoissait.

           L’autoroute était vide de toute vie. Seul le ronronnement de la V-Max emplissait la campagne. Elle pousserait sans doute jusqu’aux falaises blanches de Cassis.

           Au-delà, Agnès commençait à découvrir les contours de ses attentes, et de cette dépendance affective, comme un thérapeute l’aurait définie, dans laquelle elle se trouvait. Sa vie se rythmait en fonction de Marc, guettant le moindre signe d’attention. Agnès se sentait paradoxalement coincée entre cette différence qu’elle appréciait chez Marc et cette même différence qui la séparait d’elle, entre d’un côté ses besoins d’attention, de maîtrise, de sécurité et de l’autre les signes qu’elle percevait comme de la désinvolture qu’elle recevait en plein cœur. Ne pouvant rester en détresse, prostrée et mélancolique, il lui fallait trouver à nouveau la solution salvatrice. Une d’entre elles était de mettre fin purement et simplement à cette relation, et reprendre la maîtrise de sa vie. Cela voulait dire perdre cet être positif qui lui faisait croire que tout était possible, tirer un trait sur l’enrichissement qu’il lui apportait, se priver de sa tendresse et de son écoute bienveillante. Cela lui paraissait insurmontable. Alors, il lui fallait continuer et trouver son équilibre dans le difficile apprentissage de la tempérance, et qu’elle sache lui laisser cet espace de liberté dont il avait besoin. Agnès savait qu’on ne pouvait changer le tempérament des gens.

           Et si les blanches falaises de Cassis lui permettaient de solutionner les trois problèmes à la fois ? Les difficultés professionnelles, les soucis du cœur et, curieusement, le contrôle du déroulement de sa vie...

     

           Sauzet, 23 h 55 – Aire de « Roubion », Agnès refaisait le plein en se disant que le prochain se ferait un peu avant la banlieue nord de Marseille, à moins de poursuivre via Aix-en-Provence pour filer sur Cassis ensuite. Elle consultait son GPS sans apercevoir l’automobiliste qui s’approchait pour regarder la V-Max. Elle ne leva les yeux qu’au moment où l’homme la salua avec un fort accent allemand :

    -        « Bonjour, belle machine... »

    -        « Oui, merci, un vieux modèle, mais elle sait se tenir sur la route »

    -        « Je peux me permettre de vous offrir un café ? »

           À sa propre surprise, Agnès accepta, et fit la connaissance du dénommé Karl, originaire de Düsseldorf, qui après un rendez-vous sur Lyon, se dirigeait désormais vers Monaco au volant d’une Mercedes CLS 350. Avec son V6 de 272 chevaux calé sur quatre roues sous une ligne épurée, la CLS était-elle aussi une invitation aux voyages à grande vitesse. Tout en sirotant leur café, chacun y allait dans la présentation des qualités de son bolide ; le silence à bord de la Mercedes, sa tenue de route exceptionnelle autant sur les routes sinueuses que les voies rapides, la plastique superbe, et des performances très convaincantes. Selon Karl, il lui fallait quelques sept malheureuses petites secondes pour atteindre les 100 km/h. Il n’en fallait pas plus pour chatouiller Agnès. Elle s’excusa de n’avoir qu’un V4 installé en carré qui avait malgré tout un couple prodigieux ! Elle n’avait jamais vraiment calculé en combien de temps elle atteignait les 100 km/h, mais avec ses 145 chevaux pour seulement 254 kg contre les presque deux tonnes de la Merco, sa V-Max devait lui faire la pige ! Il n’en fallut pas moins pour lancer le défi...

           Ils reprirent la bretelle d’accès à l’autoroute, chacun gardant en tête les performances de son bolide, la course amicale pouvait commencer. Au démarrage, la V-Max enfumât complètement la Mercedes, Agnès en oubliait tous ses soucis. En ligne droite et vitesse pure, la Merco reprenait légèrement l’avantage, mais plus loin Karl levait déjà le pied pour laisser Agnès revenir en plafonnant à 240 km/h. Minuit passé, l’autoroute leur appartenait totalement. Après Saint-Restitut, la V-Max penchait à merveille dans les courbes concentrée sur la meilleure trajectoire, alors que Karl driftait avec la Mercedes. Le radar fixe de Mornas flasha la moto. Agnès n’eut même pas le temps de voir l’éclair lumineux ni de se demander si le radar aurait le temps de lire sa plaque. Le défi se poursuivait cordialement. La V-Max frôlait la zone rouge, le moteur ne ronronnait plus, Agnès n’entendait que les aigus du régime moteur, 255 km/h pour se replacer à la hauteur de Karl, les lignes blanches étaient encore visibles en pointillés malgré la vitesse.

     

     

     

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    Dali - Moma

    DALI – « Moma »

     

     

     

           Beaune Nord, 21 h 10 – Arrêt carburant, pause repas au self pour quelques routiers, chacun dans un coin du calme de la nuit. Elle les regarda d’un air détaché n’éprouvant aucune faim, but un rapide café au distributeur. Bientôt l’A7, cela lui laissait à peu près quatre heures avant la méditerranée, quatre heures pour trouver les solutions aux problèmes. Agnès en profita pour s’étirer le dos, se dégourdir les jambes, les bras surtout.

           Oui, décidément le cœur n’avait pas de place dans une société basée sur les intérêts financiers, où le sentiment d’amour et la compassion s’apparentaient respectivement à un don et une dérive plus qu’à des plus-values. Agnès ne ménageait pas non plus beaucoup d’espace à ce cœur, ne l’écoutant physiologiquement que très peu, voire pas du tout, et ne laissant que peu de place aux sentiments amoureux. Il est vrai que pendant des années, n’ayant guère d’illusions pour l’amour et s’abstenant des plaisirs précaires sans intérêt, le célibat était devenu la valeur refuge de sa quiétude intellectuelle. Rarement passionnée et romantique, elle savait trop bien que l’amour n’empêche pas la douleur.

           Pourtant, voilà deux ans qu’elle avait croisé Marc, un regard profond, un timide sourire l’avaient accrochée, plus encore son humour dans cet extraordinaire pouvoir de saisir le monde à travers le filtre de la blague, du jeu, de la mystification, voire de la dérision comme une remise en cause et en question des choses de la vie. Son intelligence et sa culture, ce mélange de générosité et de délicatesse avaient fini par l’interpeller. Les nuits entières passées à discuter, à se jouer en mots des maux du passé avaient eu paradoxalement raison de ses dernières réserves. Les rencontres se succédaient, la magie opérait toujours. En solo depuis longtemps, elle avait rapidement, trop peut-être, succombé totalement.

     

           C’était surtout un homme tellement différent que ceux transparents et stéréotypés qu’elle avait pu croiser. Dans cette période de volonté d’homogénéisation de la société, d’uniformisation des cultures, aujourd’hui tel au moyen-âge, le mystère intriguait toujours l’ignorant et les différences faisaient toujours aussi peur. Pourtant, Agnès pensait au contraire que la reconnaissance de l’autre, en ce qu’il avait de différent dans son altérité pure, était la condition sine qua non à l’enrichissement de chacun. La différence n’était que le début de l’intérêt intellectuel conduisant à la transcendance dans la recherche d’harmonie. Agnès adorait Marc pour toutes ses différences avec elle où s’entrelaçaient heureusement les points communs de leur cérébralité. Aucun d’eux ne portait de jugement sur l’autre. Chacun semblait s’efforcer de protéger l’éclat féerique de l’autre, sans chercher à le modeler à sa propre image.

           Il était évident qu’Agnès et Marc n’abordaient pas la vie sous le même angle. Marc était avant tout un être affable, trouvant un grand plaisir à multiplier de nouveaux contacts avec la société qui l’entourait, c’était comme une bougeotte perpétuelle, et ses maints talents lui permettaient de s’adapter en toutes circonstances, ce qui pouvait également être ressenti par son entourage comme de la dispersion. N’ayant pas le sens de l’orientation, au sens physique comme au figuré, il se perdait facilement en route. Mais cet éparpillement et cette multiplication des rencontres nourrissaient en même temps une sorte de fascination qu’il avait pour le hasard, hasard de la vie, hasard de la mort. L’imprévu jouait un grand rôle dans sa vie, lui permettant de détourner la monotonie et de s’engager à tout moment dans une nouvelle aventure, quelle qu’elle fût. Marc ne supportait ni joug ni barrière et répugnait à s’enfermer dans un enclos d’habitudes. Il éprouvait ce besoin de faire éclater les limites ou les frontières, comme pour concevoir ce qui n’a jamais été conçu ou vivre ce qu’on ne vivra jamais deux fois. Agnès aimait, bien sûr, les surprises, mais s’organisait pour suivre une ligne de vie lui permettant d’anticiper chaque chose et le moindre événement futur, aidée de son esprit analytique où chaque éventualité avait été préalablement envisagée et placée dans un ensemble de possibles en arborescence. Elle bannissait l’éparpillement et l’apologie du hasard ; une vie bien réglée forçait la monotonie, mais était on ne peut plus sécuritaire selon elle. Ils avaient malgré tout en commun ce goût démesuré pour la curiosité sans cesse en éveil et un esprit ouvert à toutes nouvelles hypothèses, prêts à tout admettre, voire à tout pratiquer. Cette ouverture totale aux choses favorisait une accumulation d’expériences, sans se couper de rien, et d’accéder au divin comme au diabolique. Leur mutuelle compagnie enrichissait cet appétit.

           Marc était fondamentalement un être solitaire et indépendant, menant sa barque sans se plaindre, taisant toute défaite passée sous une sorte de masque presqu’altier pour éviter toute compassion de la part de ces congénères, croyant en une sorte d’auto background magique. Paradoxalement, il avait le besoin d’alterner les périodes de vie sociale très fournies et des phases de repli sur soi en solitaire comme pour opérer une synthèse sublimatoire avec lui-même. Il en profitait alors pour s’envoler et découvrir quelques terres inconnues.

           La liberté était bien pour Marc un maître mot ; la liberté de décider lui-même de son destin sans contraintes imposées, créant une sorte d’insubordination constante face à son environnement. Agnès rapprochait cette façon de penser à la réflexion très kantienne, où la liberté n’était pas l’indépendance, mais bien l’autonomie comme capacité à se donner à soi-même ses propres lois. Cette vision quasi prométhéenne omettait volontiers que tout individu vit en société et que son libre arbitre ne peut s’exercer en totale indépendance, en toute individualité, sans aucune influence extérieure ; sans parler de cet empire inconscient, si cher à Freud, qui nous gouvernerait malgré les brimades d’un surmoi...

     

     

     

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    * L'ENCRIER * « Dernier Vol pour l’Inframonde » - 2/8

     

     

     

           Monéteau, 19 h 51À l’aire de services « Les Bois Impériaux », elle avait si prestement refait le plein, que déjà les panneaux indicateurs défilaient à grande vitesse. Pourtant pas réputée pour être une grande routière, sa Yam ne bronchait pas. Au bout de l’autoroute, Marseille : la fin du voyage.

           Voilà plus d’une heure que les problèmes de l’agence tournaient dans sa tête. En professionnelle, Agnès réfléchissait toujours avant d’agir, rare place était laissée à l’instinct et à la spontanéité, tout du moins pas dans son job. Elle s’adaptait avec d’autant plus d’aisance que les situations se complexifiaient. Pointilleuse, organisée, prévoyante et cherchant à faire rimer boulot et perfection, elle était appréciée de ses clients, moins de ses deux collaborateurs qui la trouvaient exigeante. Nulle querelle pour autant, chacun pouvait exprimer son avis à la condition expresse que le job soit bien fait. Mais la situation financière de sa petite société d’architecture d’intérieure n’était plus stable. Bien sûr, en 2005, elle avait survécu à l’éclatement de la bulle immobilière arrivée jusqu’en France, qui avait largement réduit l’activité dans le secteur de la construction, mais n’avait pas eu d’impact sur la sienne. Néanmoins, le monde n’ayant finalement pas disparu ni à Bugarach ni ailleurs, quatre ans après le septembre noir ayant vu la chute de Lehman Brothers emporter toute la planète financière, l’économie mondiale était toujours loin d’être revenue au mieux de sa forme et commençait à avoir des répercussions sur la moindre entreprise, quelle qu’en fût la taille. Agnès, épargnée jusque-là, perdait dans le même temps plusieurs clients d’importance vitale ; entre dépôts de bilan purs et simples, ou repli budgétaire stratégique, la crise économique venait aujourd’hui frapper à la porte de son agence. Au fond, les vieilles théories new age de la fin des années 70, prévoyant un changement de monde plutôt qu’une fin, ne se trompaient pas, tout du moins dans le cas d’Agnès, elle était pourtant loin d’un « réenchantement » de son univers professionnel, et cette insécurité financière grandissante la tourmentait sans trêve.

           185 km/h... seule sur le ruban noir, calée sur la troisième file de gauche, quelques poids lourds file de droite. Rien ne pouvait arrêter ses pensées, sauf l’autonomie malheureusement réduite de son réservoir, surtout à cette vitesse.

           Devait-elle licencier et continuer seule ? Quelle difficile décision et pénible annonce de laisser sur le carreau deux collaborateurs, pareillement au malade à qui on annonce que pour le sauver il fallut l’amputer sans se soucier plus avant de ce que devenait le membre mort... En revanche, même si elle l’avait fait par le passé, tout stopper et changer de job semblait plus délicat étant donné la conjoncture. Les délais de règlement clients se rallongeaient, contrairement à ceux des charges, toujours plus lourdes ; elle pouvait aussi oser une négociation avec la banque d’un prêt de trésorerie et tenter d’investir pour l’avenir. Voire trouver un mix’ entre toutes ces possibilités, et n’avoir d’autre choix que de décupler sa volonté de réussir en ces temps troublés. Les pièces du puzzle étaient loin de s’assembler en une image haute définition dans son esprit. Retrousser ses manches et se battre encore, bien sûr elle savait le faire, mais toujours et encore... et en gérer le stress... Si elle n’avait pas tant apprécié ce combat avec elle-même, cela serait presque devenu lassant. N’ayant pas la main sur les éléments, elle devait se débattre comme Don Quichotte, mais contre des géants bien réels cette fois. À nouveau, ce manque de maîtrise sur sa vie la faisait bouillonner. L’avenir ? Lequel ?

           Longtemps, elle avait eu en tête l’image du chef d’entreprise qui doit tout gérer, et qui devait être un peu chaque acteur économique et social, fin connaisseur de son marché, sans jamais se dire « Et moi ? Comment ça va ? ». Cette représentation du leader qui n’a pas le droit de montrer ses faiblesses collait parfaitement à son tempérament, question d’éducation sans doute. Pour lui apprendre à faire front, debout face à la vie, son père avait cru armer au mieux ce bras qui allait sans doute la tuer demain : ne pas faiblir, ne compter que sur soi-même et avancer vaille que vaille en serrant les dents. Au fur et à mesure qu’elle se concentrait sur le quotidien de l’agence et le cœur de son activité, le sien clignotait en silence, renforçant le passage insidieux du stress dynamisant à une angoisse déguisée.

           Et si la banque ne lui accordait pas ce prêt ? Ah... le pouvoir de l’argent, était-il pour autant la seule raison de son angoisse, voire le seul responsable de toutes les difficultés mondiales ; ou était-il devenu le parfait alibi dressé en échappatoire face à des réflexions plus profondes sur le système de valeurs de cette société de consommation ? La mise en exergue de la richesse et de l’innovation technique aurait-elle éconduit les valeurs primordiales touchant la vie privée, pour mieux évacuer ces dernières ? Ainsi, la création d’une organisation basée sur des valeurs purement économiques annihilerait toute possibilité d’émergence de valeurs humaines. Le bonheur était réduit à l’avoir entrainant dans son sillage la suprématie impétueuse de la croissance et de la puissance, dupliquée en cascade des plus grands de ce monde au plus petit, tel qu’Agnès. Triste perspective et vaste débat auxquels Agnès ne comptait pas répondre ce soir. Elle devait donc se préparer, si elle retenait cette option, à une âpre négociation avec sa conseillère financière, qui attendrait de sa part des projections à courts et moyens termes, le prochain business plan s’appuyant sur d’éventuels devis en attente de signature. Il lui faudrait sortir le grand jeu de l’argumentation solide et être la plus convaincante possible, car les possesseurs de l’argent sont les seuls détenteurs du pouvoir. Même si elle savait parler de son métier avec ardeur, cela ne suffirait sans doute pas ; la passion est un sentiment insaisissable et non quantifiable, venant du cœur organe par excellence classé dans l’irrationnel dans cette société basée sur l’hégémonie de la tête et de la raison.

     

     

     

     

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